Le boeuf contre la tortue (où l’on traite des neurosciences appliquées à l’écriture chinoise)

Cette semaine, dans ce blog, nous allons devenir un peu plus intelligents en apprenant (notamment) un nouveau mot : boustrophédon ! Vous savez ce que ça veut dire ?

Les nuages d'été à Kyoto (version 2014)
Y a pas que les petites fleurs dans la vie, il y a aussi les nuages d’été à Kyoto

Quand on écrit en boustrophédon, on écrit alternativement une ligne de gauche vers la droite puis une autre de la droite vers la gauche… à la manière du bœuf (bous en grec) pour le labour à qui on fait faire un demi-tour (trophedon en grec) à la fin du sillon pour attaquer le suivant dans le sens inverse.

Exemple

Alors attention, on n’inverse pas seulement le sens d’écriture d’une ligne à l’autre mais également l’écriture des caractères est inversée, comme si on regardait dans un miroir.  C’est ainsi qu’écrivaient les Grecs au tout début ! Enfin pour être exact et reprendre l’histoire par le début : tout d’abord (8ie siècle avant J.C.) ils ont récupéré l’alphabet Phénicien qui s’écrivait de la droite vers la gauche, ensuite ils se sont amusés à écrire en boustrophédon  (5ie siècle avant J.C.) et finalement, ils ont décidé de ne garder que le sens allant de la gauche vers la droite. Malheureusement, l’histoire n’explique pas les raisons de ce choix ; toujours est-il qu’en 403, le dirigeant Archinos impose à Athènes l’usage d’une version précise d’un alphabet et du seul sens gauche-droite.

Mais il n’y a pas que les Grecs, figurez-vous que les jeunes enfants (vers l’âge de 5-6 ans) aussi présentent tout naturellement cette capacité à écrire à la manière boustrophédon ou alors de se tromper en inversant certaines lettres du mot. Généralement, cette étrange « capacité d’inversion » disparaît alors qu’ils commencent à maîtriser la lecture des caractères…

Pourquoi donc ? La neuroscience (en la personne du professeur au Collège de France, Stanislas Dehaene, un très bon orateur pédagogue) vous l’explique ICI en détail.

Pour résumer, les dernières expériences d’imagerie cerveau ont permis de mettre en évidence la présence d’une aire cérébrale dédiée à la lecture. Lorsque vous apercevez une image qui contient une chaîne de caractères que vous connaissez, cette partie du cerveau est activée et renvoie vers les réseaux cérébraux du langage parlé pour faire l’association avec le sens et la prononciation du mot. Cette aire cérébrale est située au même endroit chez toutes les personnes quelque soit leur culture ou leur langue maternelle (grecque, chinoise etc.)… sous la condition que ces personnes aient appris à lire. C’est visiblement le résultat d’une adaptation de notre cerveau suite à l’invention de l’écriture, invention en somme toute très récente dans l’histoire de l’humanité. Il était en tout cas nécessaire d’avoir une interface permettant d’assurer la liaison entre une image visuelle et les réseaux cérébraux pré-existants du langage parlé.

Chez les personnes qui n’ont eu aucun apprentissage de la lecture, il s’avère que cette région s’occupe principalement de la reconnaissance visuelle des visages ou des outils (entres autres). En ce qui concerne ces fonctions, il est montré que le cerveau possède naturellement la fonction d’invariance par symétrie miroir ; c’est à dire que nous reconnaîtrons parfaitement une personne même si l’image visuelle qui arrive d’elle est inversée par symétrie miroir. C’est une fonction très pratique en réalité et je vous laisse imaginer la confusion permanente dans laquelle nous vivrions si tel n’était pas le cas (rien que pour nous reconnaître dans un miroir)… sauf que oui, en ce qui concerne la lecture, regardez un peu comme ça peut être embêtant : b d ou d b ?

Dans les faits, il s’avère qu’à un certain niveau d’apprentissage de la lecture et de l’écriture (et de développement de cette interface) le cerveau de l’enfant associe clairement un sens à la lecture des caractères.

tortue

Pour en revenir aux sujets qui concernent plus directement ce blog et comme il vous l’avait raconté il y a quelques temps, les premières traces d’écriture chinoise (1400 avant JC) ont été retrouvés sur des carapaces de tortues, il s’agissait d’une écriture « testudinidae-trophédon » (sous réserve que les dictionnaires de traduction sur internet m’aient donné la bonne traduction de tortue en grec).

Exemple2Sur cette carapace est écrit le même texte deux fois : une première fois en partant du milieu de la carapace de la droite vers la gauche (sens actuel de l’écriture) et une deuxième fois, toujours en partant du milieu de la carapace mais cette fois de la gauche vers la droite et avec des caractères miroirs.

Pour la petite précision, les Chinois écrivent du haut vers le bas et c’est l’ordre de succession des lignes qui va soit de la gauche vers la droite, soit de la droite vers la gauche.

On retrouve encore cette même tendance d’invariance par inversion. Comme il s’agit des tous premiers pas de l’écriture chinoise, on peut supposer que le pré-calligraphe de cette époque était probablement au tout premier stade de développement de son interface cérébrale de lecture et qu’il avait encore pleinement la capacité d’invariance par symétrie miroir comme nos petits enfants… Et quelques centaines d’années d’apprentissage de la lecture plus tard, on ne trouve plus qu’un seul sens de lecture aux caractères gravés sur les bronzes chinois !

 

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