Il me semble que je vous ai déjà dit que l’époque Heian était ma période préférée dans l’histoire du Japon, mais vous-ai-je déjà raconté pourquoi j’adore la calligraphie japonaise représentative de cette époque ? Non ?
Tant mieux car c’est le sujet de notre post d’aujourd’hui et je m’en voudrais de radoter et de vous raconter tout le temps les mêmes histoires (enfin du moins, je m’y efforce à défaut d’y arriver).
A l’époque Heian, on trouve les plus belles œuvres de calligraphie en kana, les caractères crées par les japonais (par opposition aux caractères kanji qui ont été empruntés aux chinois).
Les premières traces d’écrit japonais datent du 5ie siècle, à cette époque-là, on utilisait exclusivement les idéogrammes chinois (un caractère = un concept). Ces caractères n’étaient pas vraiment adaptés à la transcription de la langue japonaise. Que ce soit pour les concepts abstraits ou rien qu’en ce qui concerne les formes grammaticales, transmettre un message uniquement à l’aide de concepts s’avère bien vite limité !
Pour pallier à ce problème, les japonais ont commencé par détourner l’utilisation des idéogrammes chinois c’est-à-dire qu’au lieu d’utiliser le concept du kanji pour la transcription, on utilisait sa sonorité. Le premier recueil de poème japonais, le Manyoshu (8ie siècle) était écrit de cette manière. Par exemple, le kanji du nombre quatre « 四 » se prononce « Shi », on écrivait donc « 四 » pour la
sonorité « Shi » sans qu’il n’y ait aucun rapport avec le sens quatre. Cela pouvait être un peu plus tarabiscoté par moment : le kanji « 蟻 » veut dire fourmi et en japonais, une fourmi se prononce « ARI »… Ari est un homonyme de l’existence. On écrivait donc « 蟻 » pour écrire le mot existence. C’étaient en réalité les mêmes principes que le rébus.
Petit à petit, les japonais sont passés à une simplification de l’écriture rébus en gardant la forme mono-syllabe uniquement, un caractère = une syllabe, on garde le quatre et on abandonne la fourmi. Ensuite, le processus de simplification s’est opéré également sur la forme du caractère ; au lieu d’écrire tous les traits du kanji un par un, ce qui peut s’avérer particulièrement long dans certains cas (19 traits pour la fourmi !), ils ont cherché à obtenir plus rapidement une forme, en un ou deux coups de pinceau. C’est ainsi que sont nés les kanas :
Au début de l’époque Heian, les japonais se sont mis à écrire de la poésie japonaise exclusivement avec les kana. Dans cette période de paix où l’on jouissait d’une stabilité propice au développement des arts, les calligraphes de la cour Heian ont ouvert de nombreuses voies de recherche esthétique.
La plus évidente des voies consista à s’efforcer de donner une belle forme au kana, et, dans la suite logique de cela, de chercher à les lier gracieusement les uns aux autres. Il n’y a rien de très mystérieux dans cette voie-là, n’est-ce pas ? Nous autres occidentaux, nous comprenons bien que pour écrire un beau mot, il faut aller au-delà d’un beau « m » suivi d’un beau « o » suivi d’un beau « t », il est tout aussi crucial (voire même bien plus important) de trouver le bon enchaînement et la bonne balance des trois lettres.
Une autre voie, qui vous semblera peut être un peu plus originale car très spécifique à la calligraphie japonaise, fut de rechercher l’esthétisme en travaillant la composition générale du manuscrit. Pour citer quelques « classiques » dans les calligraphies de l’époque Heian : les lignes verticales (on lit de haut en bas et de droite à gauche) ne sont jamais tout à fait droites mais légèrement incurvées vers la droite.
Ou les longueurs des lignes sont ajustées sur l’effet visuel de la composition finale, on pourra donc passer à une nouvelle ligne même si on est au milieu d’un vers !
Ou alors, on a longuement plongé son pinceau dans l’encre avant d’écrire certains passages et on fait des gros « pâtés » à certains endroits alors qu’à d’autres, il reste à peine d’encre si bien que les caractères en deviennent presque invisibles.
Ces choses ne sont pas le fait du hasard, de la maladresse ou de l’étourderie du calligraphe mais bien le résultat d’une exploration volontaire artistique, d’une recherche d’esthétisme. Ces pratiques étaient aussi des manières pour mieux exprimer et mettre en valeur le contenu du poème.
Quelque fois aussi, ces pratiques prenaient une tournure philosophique ! On commençait à dérouler les vers normalement au début de la page, c’est-à-dire en commençant en haut à droite vers le bas à gauche… puis en cours de route, on revenait sur ses premiers pas pour écrire la suite du poème. Les japonais d’autrefois, probablement sous l’influence du bouddhisme, avaient acquis l’idée d’un ordre cyclique temporaire sans réelle distinction entre le début et la fin.
Les japonais ne se sont pas seulement limités à copier le système d’écriture chinois, ils l’ont amélioré et ont surpassé le concept. D’aucuns disent que dans les premiers temps, les japonais qui ont été confrontés aux écrits chinois ne comprenaient rien de ce qu’ils écrivaient (pour le coup, c’était vraiment du chinois !!!) ; c’est ainsi qu’ils ont pu porter l’aspect visuel et esthétique au premier plan et donner à la calligraphie un caractère abstrait, chose que n’ont pas su faire leurs homologues chinois emprisonnés par le souci de transmettre avant tout le sens de ce qu’ils écrivaient.
C’est pourquoi aussi chacun (et vous bien sûr, très chers lecteurs) devrait être en mesure d’apprécier une belle calligraphie japonaise même sans être capable d’en déchiffrer le contenu.
Du moins en théorie…