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Le boeuf contre la tortue (où l’on traite des neurosciences appliquées à l’écriture chinoise)

Cette semaine, dans ce blog, nous allons devenir un peu plus intelligents en apprenant (notamment) un nouveau mot : boustrophédon ! Vous savez ce que ça veut dire ?

Les nuages d'été à Kyoto (version 2014)
Y a pas que les petites fleurs dans la vie, il y a aussi les nuages d’été à Kyoto

Quand on écrit en boustrophédon, on écrit alternativement une ligne de gauche vers la droite puis une autre de la droite vers la gauche… à la manière du bœuf (bous en grec) pour le labour à qui on fait faire un demi-tour (trophedon en grec) à la fin du sillon pour attaquer le suivant dans le sens inverse.

Exemple

Alors attention, on n’inverse pas seulement le sens d’écriture d’une ligne à l’autre mais également l’écriture des caractères est inversée, comme si on regardait dans un miroir.  C’est ainsi qu’écrivaient les Grecs au tout début ! Enfin pour être exact et reprendre l’histoire par le début : tout d’abord (8ie siècle avant J.C.) ils ont récupéré l’alphabet Phénicien qui s’écrivait de la droite vers la gauche, ensuite ils se sont amusés à écrire en boustrophédon  (5ie siècle avant J.C.) et finalement, ils ont décidé de ne garder que le sens allant de la gauche vers la droite. Malheureusement, l’histoire n’explique pas les raisons de ce choix ; toujours est-il qu’en 403, le dirigeant Archinos impose à Athènes l’usage d’une version précise d’un alphabet et du seul sens gauche-droite.

Mais il n’y a pas que les Grecs, figurez-vous que les jeunes enfants (vers l’âge de 5-6 ans) aussi présentent tout naturellement cette capacité à écrire à la manière boustrophédon ou alors de se tromper en inversant certaines lettres du mot. Généralement, cette étrange « capacité d’inversion » disparaît alors qu’ils commencent à maîtriser la lecture des caractères…

Pourquoi donc ? La neuroscience (en la personne du professeur au Collège de France, Stanislas Dehaene, un très bon orateur pédagogue) vous l’explique ICI en détail.

Pour résumer, les dernières expériences d’imagerie cerveau ont permis de mettre en évidence la présence d’une aire cérébrale dédiée à la lecture. Lorsque vous apercevez une image qui contient une chaîne de caractères que vous connaissez, cette partie du cerveau est activée et renvoie vers les réseaux cérébraux du langage parlé pour faire l’association avec le sens et la prononciation du mot. Cette aire cérébrale est située au même endroit chez toutes les personnes quelque soit leur culture ou leur langue maternelle (grecque, chinoise etc.)… sous la condition que ces personnes aient appris à lire. C’est visiblement le résultat d’une adaptation de notre cerveau suite à l’invention de l’écriture, invention en somme toute très récente dans l’histoire de l’humanité. Il était en tout cas nécessaire d’avoir une interface permettant d’assurer la liaison entre une image visuelle et les réseaux cérébraux pré-existants du langage parlé.

Chez les personnes qui n’ont eu aucun apprentissage de la lecture, il s’avère que cette région s’occupe principalement de la reconnaissance visuelle des visages ou des outils (entres autres). En ce qui concerne ces fonctions, il est montré que le cerveau possède naturellement la fonction d’invariance par symétrie miroir ; c’est à dire que nous reconnaîtrons parfaitement une personne même si l’image visuelle qui arrive d’elle est inversée par symétrie miroir. C’est une fonction très pratique en réalité et je vous laisse imaginer la confusion permanente dans laquelle nous vivrions si tel n’était pas le cas (rien que pour nous reconnaître dans un miroir)… sauf que oui, en ce qui concerne la lecture, regardez un peu comme ça peut être embêtant : b d ou d b ?

Dans les faits, il s’avère qu’à un certain niveau d’apprentissage de la lecture et de l’écriture (et de développement de cette interface) le cerveau de l’enfant associe clairement un sens à la lecture des caractères.

tortue

Pour en revenir aux sujets qui concernent plus directement ce blog et comme il vous l’avait raconté il y a quelques temps, les premières traces d’écriture chinoise (1400 avant JC) ont été retrouvés sur des carapaces de tortues, il s’agissait d’une écriture « testudinidae-trophédon » (sous réserve que les dictionnaires de traduction sur internet m’aient donné la bonne traduction de tortue en grec).

Exemple2Sur cette carapace est écrit le même texte deux fois : une première fois en partant du milieu de la carapace de la droite vers la gauche (sens actuel de l’écriture) et une deuxième fois, toujours en partant du milieu de la carapace mais cette fois de la gauche vers la droite et avec des caractères miroirs.

Pour la petite précision, les Chinois écrivent du haut vers le bas et c’est l’ordre de succession des lignes qui va soit de la gauche vers la droite, soit de la droite vers la gauche.

On retrouve encore cette même tendance d’invariance par inversion. Comme il s’agit des tous premiers pas de l’écriture chinoise, on peut supposer que le pré-calligraphe de cette époque était probablement au tout premier stade de développement de son interface cérébrale de lecture et qu’il avait encore pleinement la capacité d’invariance par symétrie miroir comme nos petits enfants… Et quelques centaines d’années d’apprentissage de la lecture plus tard, on ne trouve plus qu’un seul sens de lecture aux caractères gravés sur les bronzes chinois !

 

Souvenirs d’été

Petites fleurs d'été
Petites fleurs d’été

Ca y est : nous sommes entrés dans le cœur de l’été japonais cette semaine, c’est à dire un température avoisinant 35° dans les bons jours (le mercure peut monter jusqu’à 38°C au mois d’Août) avec une chaleur humide qui vous liquéfie sur place. A cela se rajoute le problème de la géographie particulière de Kyoto, un plateau entouré de montagne où l’air stagne et avec très peu de courant d’air. La chaleur perdure même la soirée : c’est donc l’enfer tout le temps ! Il n’y aura que l’arrivée de l’automne pour nous sauver.

Chouette programme d’été en perspective, non ?

Pour voir le bon côté des choses, nous dirons que c’est une période propice aux activités telles que la lecture, la calligraphie ou la sieste… soit des activités d’intérieur… sous réserve que l’intérieur soit équipé par de solides systèmes de climatisation ou de ventilation !

Ce blog pourrait s’en réjouir s’il n’était pas d’avis que la climatisation est une consommation d’énergie importante, que ce n’est pas très bon pour l’environnement et pour la santé non plus. On préférera donc l’utiliser le soir avec parcimonie (sinon avec la chaleur étouffante, c’est impossible de trouver le sommeil) ; le ventilateur et les bords de la rivière Kamogawa seront les seuls moyens à consommer sans modération pour affronter la chaleur du jour.

Les bords de la Kamogawa
Les bords de la Kamogawa

Pour rajouter de la conviction à ce discours jusqu’au boutisme, l’été n’est par ailleurs pas une invention de nos temps modernes : les japonais d’autrefois aussi devaient supporter la chaleur sans avoir recours aux merveilles technologiques qu’offre la fée Electricité alors pourquoi n’en serions nous pas capables aujourd’hui encore ?

Savez-vous ce que faisaient donc nos japonais de l’ancien temps pour supporter la chaleur et surtout pour trouver le sommeil alors que leur maison bien chauffée par le soleil d’un beau jour d’été était devenue une vraie fournaise dans la soirée ?

Une astuce des plus remarquables a été trouvée par les japonais de l’époque Edo (17ie – 19ie siècle ) : le soir, ils se réunissaient et se racontaient… des histoires d’horreur !!! Ils avaient remarqué que, sous le coup de la peur, la décharge d’adrénaline fait diminuer la température corporelle. Vous n’aviez pas remarqué ? Et pourtant on dit bien « sueur froide », « faire froid dans le dos », « le grand frisson »… non ?

Mis à part cela, lorsqu’on regarde la poésie et la littérature japonaise d’autrefois, il semble que les japonais se contentaient avant tout… de supporter l’enfer !!!

A l’image du pauvre Basho à l’affût de la moindre sensation de fraîcheur qui lui permettrait de se reposer enfin :

Un autre moyen pour garder les pieds au frais
Un autre moyen pour garder les pieds au frais

ひやひやと Hiyahiyato

壁にふまへ Kabe ni fuma he

昼寝かな         Hirune kana

« Les deux pieds au frais posés sur le mur, c’est peut être enfin le moment de la sieste »

Dans le journal de Dame Sei Shonagon, dont ce blog vous parlait il y a quelques semaines, on trouve ce témoignage très parlant sur l’été au temps de l’époque de Heian :

« Aux alentours du mois de Juillet, les jours où le vent est violent et le bruit de la pluie est presque assourdissant, le temps se rafraîchit au point qu’on en oublie l’éventail et c’est agréable de revêtir le tissu léger du wataire qui sent légèrement la transpiration et de goûter à nouveau au plaisir du sommeil en plein jour… « 

Ce ne sont que quelques lignes et pourtant de quoi – là, tout de suite – faire rêver ce blog, je peux vous en assurer !

Le secret de la beauté japonaise est ici.

Alors attention !!! Ce blog est prêt à vous en mettre plein la vue avec le post d’aujourd’hui !!!

Des petites fleurs (rhododendron japonais) bien roses comme je les aime !
Des petites fleurs (rhododendron japonais) bien roses comme je les aime !

Mesdames, Mesdemoiselles, vous qui aimeriez tant avoir une peau de pêche, des beaux cheveux noirs et épais qui tiennent si bien la longueur et des yeux en profil d’amande pour faire tourner la tête des hommes ? Pas de problème, dans ce blog on trouve la solution à tous vos problèmes, pour le cas présent, je vous conseille d’aller faire un tour au sanctuaire 河合神社, le temple des Bi-jin (美  人) qui se situe juste à côté du Shimogamo-jinja.

Le temple des Bijin ou de son vrai nom 河合神社 (Kawaijinja)
Le temple des Bijin ou de son vrai nom 河合神社 (Kawaijinja)

Que veut donc dire Bi-jin (美  人) me demanderez-vous ? C’est une très bonne question que vous faites bien de poser et pas seulement car cela me permet de dérouler le fil du post.

Regardons tout ça d’un peu plus près. Dans 美 人, il y a en première place notre ami le kanji Bi  » 美 », qui désigne la beauté mais attention, pas dans le petit sens un peu étroit de mignon ou joli, c’est dans le très grand sens d’esthétique.

Nous avons ensuite l’ami kanji hito « 人 » qui signifie homme / être humain. Par un phénomène curieux que ce blog n’arrivera pas à vous expliquer, le terme de Bi-jin devrait ne faire aucune préférence pour un sexe en particulier et pourtant… il ne s’applique généralement qu’aux femmes. Ce serait un équivalent de « bombasse » en gros.

Et dans ce blog, nous irons même plus loin que ça ! Si on décompose notre ami le kanji Bi, on découvre qu’il est constitué de deux autres connaissances : sur le bloc du haut, vous trouverez l’ami hitsuji « 羊 » qui signifie mouton, et sur le bloc du bas l’ami dai « 大 »  qui signifie grand. Pour les chinois de l’époque, rien n’était plus beau qu’un bon gros mouton bien gras qu’on allait vendre une fortune au marché du coin. Depuis cette époque, les standards de l’esthétisme ont changé, effectivement. On notera que ça a l’avantage de donner un fort bon moyen mnémotechnique pour retenir la composition de notre ami Bi, n’est-ce pas ?

Et ce n’est pas tout ! Quand on l’écrit au pinceau, notre ami Bi est sacrément élégant, vous ne trouvez pas ? Quel est donc son secret de beauté ??? Ce sera un avis qui n’engagera que ce blog mais nous trouvons ici que cela vient de sa belle forme féminine et élancée. Par exemple, si vous joignez les extrémités des traits horizontaux, regardez moi donc un peu la belle courbe que vous obtenez. On en rêve toutes d’une belle taille comme ça !

Un portrait de notre ami le kanji "BI"
Un portrait de notre ami le kanji « BI »

D’aucuns disent que cette courbe n’est pas seulement un standard d’esthétisme pour nos amis les kanji, plus généralement, ce serait une forme particulièrement agréable pour l’œil humain… expliquant ainsi ce mystérieux engouement international pour le Mont Fuji. Vous ne voyez pas le rapport ?

Dans ce blog où l’on aime la littérature japonaise aussi, on est très heureux de vous renvoyer à la lecture d’un de nos auteurs japonais fétiche : Dazai Osamu. Dans sa nouvelle sur les cent vues du Mont Fuji, petite merveille littéraire, il expose particulièrement bien la situation tout en donnant de l’eau à notre moulin. Selon Dazai, s’il est impossible d’établir des raisons objectives pour autant d’enthousiasme autour d’une aussi petite montagne (3776 m), il faudrait sûrement y voir le résultat d’une vaste escroquerie publicitaire qui s’est construite tout au long de l’histoire du Japon autour du point culminant de l’archipel ! Pour ne citer que son exemple fort parlant : sur les estampes de Hiroshige, l’angle de notre montagne atteint 85°, un angle totalement improbable qui nous donnerait Mont Fuji en forme de tour Eiffel… Selon les mesures officielles, l’angle réel se situe entre 124°, tout au plus 127°.

Effectivement, c’est un angle peu réaliste mais agréable à regarder pour preuve ci-dessous. Nos lecteurs maintenant avertis établiront le parallèle avec le profil de notre ami le kanji Bi… non ?

La plutôt "belle à regarder" escroquerie de Hiroshige
La plutôt « belle à regarder » escroquerie de Hiroshige

Dans ce blog où l’on aime bien avoir de grands principes, on vous dira que le secret pour bien écrire nos amis kanji réside essentiellement dans la question de trouver le bon angle, celui qui donnera le profil le plus attractif pour l’œil humain. Et le tour sera joué !

Pour en revenir à nos gros moutons et nos lectrices qui trépignent d’impatience depuis une bonne trentaine de ligne, la démarche à suivre pour devenir une Bijin :

Attention, prétendantes au titre de Bijin, avant tout, suivez scrupuleusement les instructions !
Attention, prétendantes au titre de Bijin, avant tout, suivez scrupuleusement les instructions !
  1. Se procurer la petite pièce en bois en forme de visage. Vous remarquerez qu’au dos de la pièce, vous trouvez les inscriptions « 美人になれますように » que l’on traduirait par « Pour que je puisse devenir une Bijin ». Dans ce blog, on se la pète beaucoup mais parfois on assure pas du tout, c’est vrai : on a complètement oublié de s’enquérir du prix, pardon pardon !!! Soyez rassurée tout de même, ce sera probablement moins cher qu’une liposuccion et toujours bien moins dangereux que des implants mammaires.
  2. Avec son nécessaire de maquillage (ou un simple crayon), personnalisez le visage de manière à ce qu’il vous ressemble dans les grands traits.
  3. Posez-le avec les autres et laissez faire les pros.

Les pros, ce sont les tenanciers de l’endroit qui adresseront de votre part une petite prière au grand kami-sama de la Bijin. Il ne vous reste plus qu’à attendre et sûrement que dans un avenir relativement proche, les hommes tomberont comme des mouches.

J’ajouterai en guise de conclusion qu’à défaut d’être une expérience avec des vraies chance de réussite, ce sera un beau geste pour le commerce local de Kyoto, merci !

Le vrai visage de Izumi Shikibu

Dans ce blog où l’on aime se faire plaisir, aujourd’hui, nous allons non seulement retourner à la fabuleuse période Heian (je vous ai déjà parlé de cette époque dans l’histoire du Japon, n’est-ce pas ?) et pour évoquer encore une fois une poétesse mais attention pas n’importe laquelle !!! La plus belle, la plus grande d’esprit, la plus passionnée et la plus rebelle de toutes les poétesses de son époque : j’ai nommé… (sous vos tonnerres d’applaudissement svp) :

Le visage de Izumi Shikibu ???
Le vrai visage de Izumi Shikibu ???

 IZUMI SHIKIBU  !

Pour ceux qui ne la connaissent pas, je fais les présentations. Elle serait née vers l’an 970, d’une famille de noble sans grande prétention et pourtant quel personnage exceptionnel est-elle devenue ! Mariée très tôt à un homme devenu gouverneur de la province d’Izumi (et oui, c’est là d’où vient son nom), elle donne naissance à une fille mais peu de temps après, elle quitte son mari pour retourner vivre à Kyoto, la grande capitale… où l’on s’amuse probablement bien mieux que dans la province d’Izumi !

C’est parti la grande vie et les heures de gloire : et voilà que je me fais courtisée à droite à gauche et que je te compose des poèmes d’amour passionnés et que je t’écris un journal intime qui devient un classique dans son genre… Des amants, la belle et scandaleuse Shikibu en aurait eu des tonnes !!! J’ai bien dit « aurait eu » (au conditionnel passé).

En réalité, il n’y en aurait pas tant que ça si l’on s’en tient à la liste des amants répertoriés officiellement. Heureusement, il reste une alternative un peu plus croustillante dans le constat suivant : un nombre important de ses poèmes d’amour ne sont pas adressés aux amants officiellement répertoriés… Ha ha ! Il y en aurait eu d’autres donc !!!

Pour revenir dans la version officielle, à défaut de quantité, elle aura fait au moins dans la qualité. Le premier amant est un des fils de l’empereur Reizei : un prince, la classe !!! Malheureusement le prince meurt dans la fleur de l’âge d’une étrange maladie… que les mauvaises langues auront vite fait d’attribuer à ses nombreuses escapades nocturnes pour aller retrouver la belle Shikibu.

Après une longue année de deuil et de très très beaux poèmes très très tristes, la belle se remet et la suite arrive !!! En la personne du petit frère du défunt. Je vous avais dit qu’on ne fait pas grand cas des liens familiaux à cette époque, n’est-ce pas ? Le journal intime de la belle fait le récit de cette nouvelle relation enflammée. Ainsi on apprend que le second prince est d’un naturel excessivement jaloux d’autant que les rumeurs vont bon train et prétendent que chaque jour, de nouveaux courtisans se bousculent à la porte de notre belle Shikibu.

Ha ha !!! Vous voyez…

En fait, la belle dément formellement : ce ne sont que des rumeurs de gens mal intentionnés, elle est amoureuse de son prince et d’une fidélité exemplaire.

On est un peu déçu mais bon d’accord, si elle le dit.

Comme preuve de son amour, elle accepte de s’installer chez son prince… alors que celui-ci était déjà marié mais je vous avais déjà dit qu’on ne fait pas grand cas des liens conjugaux à cette époque, n’est-ce pas ? Pour Izumi Shikibu, c’était un sacrifice tant pour l’indépendance et la liberté qu’elle perdait, que pour le nouveau statut qu’elle acquiert… une simple servante.

Izumi Shikibu et sa fille
Izumi Shikibu et sa fille

Vous imaginez que l’épouse légitime a tout de même avalé cette nouvelle de travers. Mais ses protestations n’ont eu aucun effet et elle a fini par quitter le domicile conjugal pour retourner vivre chez ses parents… en laissant la place nette pour notre belle Shikibu ??? Dans ce blog où l’on aime les spéculations à deux francs six sous, on imagine que le départ de la femme légitime n’a pas été si simple et sûrement que ça s’est fait à grands bruits et grands fracas, avec une grande partie de l’argenterie sacrifiée dans la bagarre.

Dans les faits… on n’en sait rien, c’est vrai.

Pour terminer l’histoire, nos deux tourtereaux vécurent donc heureux sous le même toit… mais pas très longtemps ! Le prince est mort plutôt jeune et de maladie lui aussi ; on était apparemment pas de constitution très solide dans la famille impériale Reizei. Dans ce blog où l’on aime bien faire la morale, on vous dira que c’est aussi ce qu’on mérite à force d’épouser ses sœurs ou ses cousines.

Finalement, la belle Shikibu s’est remariée et a quitté la capitale pour s’installer dans une province au bord de la mer du Japon. Que s’est-il passé ensuite ??? Les versions divergent. Aucune trace écrite ne subsiste après le triste poème qu’elle a composé pour l’enterrement de sa fille (snif). Certaines histoires disent qu’à la mort de son époux, la belle s’est faite nonne. Il n’y aurait rien d’étonnant à cela ; c’était dans les usages des veuves de l’époque et notre belle Shikibu était assez portée sur le bouddhisme, comme elle le confiait régulièrement dans son journal intime.

Dans ce blog où l’on aime bien se balader dans Kyoto l’après-midi quand il fait soleil, on a été d’autant plus heureux de découvrir ainsi par hasard un petit temple et un monument à la mémoire de Izumi Shikibu coincés entre un marchand de glace et une boutique de fringue de la galerie Teramachi.

Devant un monument dédié à Izumi Shikibu et derrière un bowling (Kyoto, SanJo-Teramachi)
Devant un monument dédié à Izumi Shikibu et derrière le bowling de Kyoto – SanJo

Dans ce temple, il y a tout un tas d’indication et puis ça aussi :

Une image de Izumi Shikibu (pas sous son meilleur angle)
Une image de Izumi Shikibu (pas sous son meilleur angle)

 Bon, c’est vrai qu’on fait mieux comme coupe de cheveux mais c’était donc ça les canons de beauté de l’époque ???

Enfin on a été heureux de découvrir que le temple s’appelle 誠 (sincérité) 心 (coeur, âme). Car si ce blog se devait en guise de conclusion d’expliquer le pourquoi du comment il tient en si haute estime la grande Izumi Shikibu, c’est bien parce que dans ces poèmes et dans ses écrits, elle donne cette image là :

  • => Latin sincerus « pur, naturel ». Qui est disposé à reconnaître la vérité et à faire connaître ce qu’il pense et sent réellement sans consentir à se tromper soi-même ni à tromper les autres.

Et dans notre anthologie des cents poètes (Hyaku-nin Isshu), voici celui qui immortalise la belle Shikibu :

Je sens mon dernier souffle venir mais j’aurais tant aimé emporter dans l’autre monde…
le souvenir de t’avoir revu une toute dernière fois avant de partir.

Une pièce de Nô où le fantôme d'Izumi Shikibu revient dans le monde des vivants.
Illustration d’une pièce de Nô où le fantôme d’Izumi Shikibu revient dans le monde des vivants.

あらざらむ … Arazaramu

この世の外の … Kono yo no soto no

思ひ出に … Omoide ni

今ひとたびの … Ima hitotabi no

逢ふこともがな … Au koto mo gana

Tour de table

Une très belle fin de cerisiers 2014 à Kyoto
Une très belle fin de cerisiers 2014 à Kyoto

Dans ce blog où l’on a l’idée de vous instruire avant tout, on ne se refuse pas quelques folies didactiques pour autant. Cette semaine, par exemple, c’est la fin des cerisiers à Kyoto et nous allons traiter cette idée folle d’écrire le kanji 欒.

Attendez, je vous le mets en plus gros pour que vous compreniez un peu mieux l’étendue du problème :

C’est le caractère utilisé pour désigner le mélia azedarach (à vos souhaits !) ou lilas de Perse ; il possède aussi les sens de rond et harmonieux. Alors, si vous cherchez dans un dictionnaire de calligraphie (et oui, ça existe !) vous ne trouverez pas beaucoup d’exemples d’écriture classique sur ce kanji-là car il n’est pas fréquemment utilisé.

Quoiqu’il en soit, dans ce blog où l’on a pas peur de remonter ses manches quand il le faut, nous voilà donc motivés à ne compter que sur nous-même pour l’écrire joliment !!! Allons-z-yyyyy !


Premièrement : connaître le sens de tracé et le retenir. Normalement, on commence du haut à gauche vers le bas à droite mais figurez-vous que pour notre invité spécial d’aujourd’hui, on commence par le milieu ?!? Voilà dans les grandes lignes, le macro-ordre :

      1. le motif « 言 » en haut
      2. le motif « 糸 » de gauche
      3. le motif  « 糸 » de droite
      4. le motif « 木 » du bas.

Même si ce kanji fort complexe à première vue, on le trouve tout de suite un peu simple si on le considère comme un assemblage de motifs de base. D’une manière générale, il est toujours possible et surtout fortement conseillé de décomposer un kanji en sous-unités de base que ce soit pour l’écrire ou pour l’apprendre, on se facilite sacrément la tâche en agissant ainsi !

Par ailleurs, ces motifs de base existent en tant que propre kanji et portent également un sens :  est le kanji qui veut dire dire (ou parler une fois),   fil et 木 arbre. Dans ce blog pédagogique, on se tire aussi une balle dans le pied parfois… car il n’y a apparemment aucun lien entre la combinaison des sens de tous ces éléments et le sens final de notre ami kanji d’aujourd’hui mais… ce n’est pas une règle générale en soi !!!

Prenons un exemple très parlant.

Pour être un arbre, c'est un arbre !!!
Pour être un arbre, c’est un arbre !!!

Vous avez ensuite le kanji bois « 林 » = arbre 木 x 2 ou le kanji forêt « 森 » = arbre 木 x 3.

La kanji bois
La kanji bois
Le kanji forêt
Le kanji forêt

Malheureusement, nos vieux amis les kanji ont plus de 4000 ans d’existence et beaucoup d’entre eux ont subi de nombreuses mutations au cours de leur existence ; il n’est donc pas toujours possible de retrouver un sens aussi évident à la manière dont ils ont été transcrits.


Deuxièmement : étudions la composition graphique de nos motifs. Dans nos amis kanji, on trouve un peu toutes les géométries possibles mais on notera quelques règles récurrentes.

  • Voici comment les kanji forts urbains de feu et épi de blé se combinent dans le kanji final "automne".
    Voici comment les kanji forts urbains de feu et épi de blé se combinent dans le kanji final « automne ».

    Pour l’assemblage horizontal… Si je reprends le kanji bois 林 et sa très belle et très simple équation 木 x 2, graphiquement cela s’avère un peu plus compliqué qu’un simple collage 木木. Comme au théâtre lorsque vous vous disputez l’accoudoir avec votre voisin de droite (resp. de gauche)… si vous avez un peu de délicatesse, vous aurez tendance à vous étaler à gauche (resp. à droite) pour libérer l’espace au centre. Il en est de même pour les kanjis qui sont des amis fort urbains et tentent au mieux de faire de la place à leurs voisins.

  •  Quant à l’empilement vertical… Figurez-vous que nos amis kanjis tout comme nous sont soumis aux lois de la pesanteur !!! A l’instar du kanji forêt « 森 » où l’arbre (qui cache la forêt ?) est posé sur le bois, on resserre bien les blocs du haut et du bas et on ne laisse pas d’interstice superflu ! Il faut garder cette impression que même sur le papier, l’attraction terrestre fait son travail. N’oublions pas que nos amis les kanjis sont des représentations d’objets physiques avec un aspect et une géométrie naturelle qui reflète la présence du champ gravitationnel terrestre.

Pour notre invité d’aujourd’hui, ça donnerait donc quelque chose dans ce goût là…

RAN

Gauche-Droite, un débat sur fond de cerisiers en fleur…

Le bord de la kamogawa (Kyoto) version cerisiers 2014
Le bord de la kamogawa (Kyoto) version cerisiers 2014

Ca y est nous sommes en Avril, les fleurs de cerisiers sont là et c’est la rentrée des classes. Savez-vous pourquoi à cette période, les japonais respectent cette tradition des pique-nique sous les cerisiers en fleur et s’entassent à une bonne cinquantaine de personnes sur une bâche d’à peine deux centimètres carré ?

Sur ce blog drôle et instructif où souvent le pragmatisme l’emporte, je dirais qu’à la sortie de l’hiver, lorsqu’il commence à faire agréable dehors… il faut profiter des joies du plein air immédiatement ! Que ce soit la chaleur et l’humidité de l’été au Japon et/ou les hordes de moustiques en furie qui font leur apparition dès le mois de Mai, les coups coude d’un voisin un peu envahissant sont de bien moindre maux en réalité.

Mais sinon, si vous connaissez la vraie raison de ces attroupements, n’hésitez pas à m’en faire part, cela m’intéresse.

sakura_2014_1En accord avec l’air du temps, nous allons aujourd’hui traiter d’un vrai cas d’école. Comme je vous le disais la semaine dernière, écrire les kanji au crayon (et encore plus au pinceau) en respectant l’ordre de tracé est tout un art. Si la plupart des japonais a abandonné cet exercice au profit des software de transcription, il reste tout de même les petits écoliers japonais et les françaises un peu étranges pour s’acharner à retenir les règles.

A gauche, le kanji gauche et à droite, le kanji droite.
A gauche, le kanji gauche et à droite, le kanji droite.

Je rappelle les grandes lignes : on trace les traits en partant du haut gauche vers le bas droit. Attention, même si ce blog est a-politique et se targue donc de ne faire aucune démagogie à visée électorale mais milite pour du 100% instructif… nous allons quand même faire l’analyse détaillée de l’écriture des kanji gauche 左 et droite 右.

Ils se ressemblent beaucoup, vous allez me dire. Et bien oui, c’est normal ! vous répondrai-je.

A gauche l'ancêtre du kanji gauche et à droite, l'ancêtre du kanji droite.
A gauche l’ancêtre du kanji gauche et à droite, l’ancêtre du kanji droite.

Le kanji « gauche » était à l’origine le dessin d’une main gauche à côté duquel on trouve une forme simplifiée représentant un outil. Car le kanji ne porte pas seulement le sens gauche, il peut vouloir dire également manipuler (un outil).

Le kanji « droit » est le pictogramme d’une main droite à côté duquel on trouve le signe représentant une bouche. Le kanji porte aussi le sens « aider, porter secours ».

Et même s’ils se ressemblent beaucoup, ils ne s’écrivent pas dans le même ordre ?!? Le kanji gauche : on trace d’abord le trait horizontal puis le trait vertical de la main. Le kanji droit : on trace le trait vertical et ensuite le trait horizontal de la main. Pour comprendre le pourquoi du comment, il faut remonter aux pictogrammes d’origine des deux mains : le long trait du milieu représente (en quelque sorte) le coude et l’autre trait (approximativement) les doigts.

A gauche, l'ordre de tracé du kanji gauche et à droite, l'ordre de tracé du kanji droite.
A gauche, l’ordre de tracé du kanji gauche et à droite, l’ordre de tracé du kanji droite.

La règle est de tracer d’abord les doigts et ensuite le coude. Pour ceux qui n’ont pas le mal de mer quand ça bouge, c’est bien montré ici. Et pour ceux qui aiment prendre le temps et faire les choses à leur rythme, les explications sont les mêmes mais c’est mieux montré ici.

Vous pouvez croire qu’au fond, ce n’est pas très important et que le petit écolier japonais pourra toujours se tromper de sens avec un risque vraiment minime de se faire attraper par la maîtresse.

C’est vrai.

Mais si l’on y regarde d’un peu plus près dans nos kanji écrits au pinceau, on remarquera que la forme du tracé « main gauche » est différente du tracé « main droite ». La proportion entre les longueurs des traits horizontaux et verticaux, l’inclinaison des traits également sont différentes… Ce sont vraiment les marques de deux mouvements de pinceau bien distincts.

Et si l’on y regarde d’un peu plus près sur nos caractères d’imprimerie standardisés… 左 ou 右, c’est du 100% la même chose. Pourtant, vous pourrez rejeter au besoin un coup d’œil à vos deux mains… elles sont bien a-symétriques.

C’est bien la technologie mais quand même ce qu’on gagne en confort ou en facilité… souvent on le perd dans un autre domaine. Voilà je me devais cette petite remarque réac en guise de conclusion. Et ce sera tout pour aujourd’hui.

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Des sakura, des sakura et rien que des sakura…

Car c’est un post un peu léger à l’image des pétales de sakura emportés par le petit vent de cet après-midi.

Car dans ce blog qui aime la nature et les petites fleurs, nous reprendrons un rythme un peu plus soutenu dans nos études… à la saison des pluies !

Nos amis les kanji… il y a un sens à tout (part 2)

Résumé de l’épisode précédent : Les kanji officiellement reconnus « d’utilisation commune » au Japon sont au nombre de 2136. Dois-je vraiment vous préciser ce qu’il vous reste à faire maintenant ?

Dans ce blog instructif mais très rigolo et qui vous a rendu complètement japano-phage, après avoir apprivoisé nos amis les kanji, nous nous apprêtons à les dévorer !!! Et pour mieux les digérer, nous allons aussi apprendre à les écrire bien soigneusement.

Mais qui donc est passé par là ? (Honen-in, Kyoto)
Mais qui donc est passé par là ? (Honen-in, Kyoto)

Pour commencer, je me dois de vous révéler une grande vérité qui ne s’applique pas seulement à la calligraphie mais à l’ensemble de notre univers.

Il y a un sens à tout !

Chaque détail, visible ou invisible, chaque moment et chaque situation de notre réalité a un sens bien précis. Si vous ne voyez pas de sens à quelque chose, ce n’est pas parce qu’il n’y en a pas, c’est qu’il n’est pas à votre portée de votre cortex cérébral.

La preuve tout de suite.

Nos amis les kanji sont constitués d’une combinaison de traits de base. Rien de très mystérieux en soi, tout le monde le comprend facilement : un trait de base est le trajet de votre pinceau entre le point d’impact avec la feuille de papier et le point suivant où vous rompez le contact. Dans les classiques du genre, on trouve le trait de base horizontal, qui dans les règles, se trace de la gauche vers la droite.

Le kanji trois... Belle coïncidence, trois traits de base horizontaux tracés de la gauche vers la droite.
Le kanji trois… Belle coïncidence, trois traits de base tracés de la gauche vers la droite.

Alors je vous arrête tout de suite : ce n’est pas que les calligraphes soient des rabat-joies qui aiment créer des règles pour qu’il y ait des règles et qu’ils se refuseraient catégoriquement d’inverser le sens d’un tracé de temps à autre… c’est que ce sens est le plus aisé et le plus naturel à réaliser pour une personne maniant un pinceau de sa main droite.

Parce que vous pouvez faire les malins avec votre stylo bic mais quand vous passerez à un pinceau à la pointe déformable, ce sera une autre histoire !!! Par exemple, un beau tracé de base horizontal – un trait montant vers la droite – s’obtiendra plus facilement par un mouvement dans le sens d’ouverture de l’aisselle, avec le coude qui s’éloigne du flanc (d’où la condition de tenir le pinceau de la main droite).

Le kanji rivière, trois traits verticaux tracés du haut vers le bas !
Le kanji rivière, trois traits verticaux tracés du haut vers le bas !

Pour le trait vertical, le sens est tout ce qu’il y a de plus conventionnel en réalité : du haut vers le bas. Quelque soit son pays ou sa culture, c’est le sens adopté pour l’écriture… un peu comme si nos caractères étaient eux aussi soumis à la pesanteur.

Ensuite, passons aux règles déterminant l’ordre de tracé des traits de base au sein kanji… ça va vous me suivez encore ???

A l’origine, cela part d’un très bon sentiment de déterminer des règles : l’ordre ainsi défini devait faciliter la tâche afin d’écrire au mieux la composition souvent complexe d’un caractère kanji. Quelque fois c’est un peu difficile de s’y retrouver, c’est vrai… De plus, à l’instar de nos règles d’orthographe, il y a des tas exceptions aux règles, exceptions qui pourraient sembler incompréhensibles sous la bille à encre de votre stylo… mais que l’on comprendra bien mieux en utilisant un pinceau. Exemple :

Deux kanjis qui se ressemblent étrangement mais qui pourtant se tracent bien différemment ! En utilisant un pinceau, on comprend qu’avec cet ordre, les déformations de la pointe vont de pair avec le trajet « invisible » du pinceau (en rouge).

Dans le style Kaisho où l’on trace proprement et distinctement les traits de base les uns après les autres, le ministère de l’éducation japonaise a imposé des règles à la fin des années 50 afin que l’enseignement soit le même dans toutes les écoles… sachant que pour quelques uns de nos amis kanji, l’ordre japonais n’est pas forcement le même que celui appliqué en Chine ou à Taiwan !?!

En règle générale, l’ordre de tracé suit sans surprise les règles haut vers le bas et de la gauche vers la droite. Dans quelques cas de figure où il y a un trait central vertical, on commencera plutôt par le milieu.

Le kanji eau, un bon cas d'école pour enseigner le tracé d'un kanji avec un trait vertical au centre.
Le kanji eau, un bon cas d’école pour enseigner le tracé d’un kanji avec un trait vertical au centre.

Est-ce si important de respecter l’ordre de tracé me demanderez-vous ?

Pour la calligraphie avec un pinceau : oui oui oui et encore trois fois oui !

Mais ne soyons pas stupides non plus : pas vu, pas pris ! On peut ne pas respecter l’ordre de tracé si ça ne se voit dans le résultat final, bien sûr. Mais il faut bien comprendre que dans la plupart des cas, cela facilite grandement les choses de tracer le caractère en respectant les règles. Pour un kanji avec une structure comme l’eau 水, il est bien plus naturel de commencer par le centre et de continuer par les côtés comme les règles le définissent.

Cela n’empêche pas que l’on peut se tromper et rattraper le coup, on est bien d’accord ! Dans ce cas, faites bien attention : quand on a un peu d’expérience, en regardant une calligraphie, on finit par visualiser la totalité du mouvement du pinceau… c’est à dire que le cerveau devient capable de reconstruire les parties « invisibles » du trajet où le pinceau n’est pas en contact avec la feuille. Pour le kanji  水 par exemple, il y a un lien très fort entre la sortie du trait vertical et l’entrée du tracé de gauche. Si vous trichez « mal » et que vous ne raccordez pas bien les deux tracés, quelqu’un d’expérimenté ressentira que le trajet de votre pinceau est délié et qu’il s’est passé quelque chose en cours de route.

Vous comprenez le problème ??? Oui ??? Et bien félicitations !

Vous venez d’avancer à grand pas dans la magnifique voie de l’écriture… où même l’invisible finit par prendre sens.

Nos amis les kanjis… faisons les présentations (part 1)

Résumé de l’épisode précédent : L’écriture japonaise est constituée de trois types de caractères : les kanji (idéogrammes d’origine chinoise), les hiragana et les katakana (caractères propres à la langue japonaise).

Une belle journée de fin d'hiver au lac Takaragaike (Kyoto), de quoi vous faire aimer la vraie réalité aussi.
Une belle journée de fin d’hiver au lac Takaragaike (Kyoto), de quoi vous faire aimer la vraie réalité aussi.

Dans ce blog éducatif, on se pose beaucoup de questions et on se creuse la tête pour vous trouver des vraies solutions, figurez-vous ! 

La dernière en date : quitte à ce que l’humanité finisse par sombrer dans une existence 100% réalité virtuelle, faisons en sorte que ce ne soit pas seulement au profit de grandes compagnies nord-américaines…

J‘ai donc décidé de vous proposer une manière alternative de passer intelligemment du temps avec des choses qui n’existent pas vraiment, j’ai nommé : les caractères chinois, nos amis les kanji !!!

Nos amis les kanji sont de très très vieux amis : figurez-vous qu’ils ont à peu traversé près de 3 000 ans d’histoire. Alors, à votre avis, quelle est la population de nos amis les kanji ??? Le dictionnaire chinois le plus complet à ce sujet en dénombrerait 80 000 mais certains software proposeraient jusqu’à… 100 000 caractères !!!

Les chinois, ils savent y mettre les moyens quant il s’agit de fabriquer un alphabet, je suis bien d’accord avec vous !

Un très bon ami kanji à moi qui veut dire  "Ecrire"
Un très bon ami kanji à moi qui veut dire « Ecrire »

Analysons bien la situation car nos amis les kanji ne sont pas des caractères au même sens que nos amis les lettres de l’alphabet latin. Nous l’avons vu précédemment : un kanji est associé un objet ou un concept, il en faut donc un sacré nombre pour qu’un chinois moyen décrive au mieux son quotidien ou son environnement. Par exemple, s’il y a bien le kanji 山 pour une haute montagne, dans le cas d’une colline, il en faut un différent : c’est le kanji 丘. Si le kanji 魚 désigne le poisson, l’animal aquatique en général, chaque espèce de poisson se doit d’avoir également son propre caractère (le maquereau 鯖, la daurade 鯛 etc.).

S’il fallait vraiment comparer pour comparer, il faudrait plutôt rapprocher la population de kanji avec celles des mots d’une langue. Prenons un exemple qui nous sera cher : d’après l’académie française, même si on trouverait dans certains dictionnaires encyclopédiques jusqu’à 200 000 mots, le français élémentaire correspondrait à un peu plus de 3 000 mots. Et même dans ce blog qui exècre la médiocrité et vise l’excellence tout en s’amusant… c’est avec déception que vous réaliserez qu’on utilise un bien ridicule 0,5 % des mots de la langue française. Le même raisonnement s’applique à nos amis kanji : dans ces 100 000 amis kanji se trouvent un nombre important d’amis « défunts », des caractères qui ne sont plus vraiment utilisés aujourd’hui ou alors par des vieux professeurs radotant ! Les kanji officiellement reconnus « d’utilisation commune » au Japon sont au nombre de 2136. Un japonais de culture moyenne en connaîtra probablement jusqu’à 3000. 

Même s’ils sont moins nombreux qu’on aurait pu le redouter, apprivoiser nos amis kanji est un problème à part entière ! Et attention car ce n’est pas parce qu’on se lie d’amitié avec un kanji qu’on pourra compter sur lui ad vitae eternam. A son arrivée, le kanji s’installe bien confortablement dans votre cerveau et vous ne vous inquiétez pas outre mesure de son aménagement… pour découvrir au bout de quelques jours qu’il a complètement disparu ! Il faut s’occuper de lui à rythme régulier sinon votre « soi disant » ami se fait la belle dès qu’il en a l’occasion. Enfin restons dans une touche d’optimisme à la lapalissade : pour se rappeler de quelque chose, il faut déjà commencer par l’oublier !

De beaux amis kanjis tout en couleur...
De beaux amis kanjis tout en couleur…

Le petit japonais devra attendre sa quinzième année pour étudier tous ses amis kanji à l’école… neuf ans d’apprentissage, au bout desquels il pourra enfin prétendre lire sa langue maternelle !!! Dans ce blog qui aime surpasser les limites de l’extrême, j’ai relevé le défi des 2136… et je commence à en voir tout juste le bout dans les mêmes délais à peu près. Pour ceux qui aiment les raccourcis, une méthode existe pour les apprendre en quelques mois… mais c’est un faux raccourci car vous n’apprenez que l’association « caractère-sens » (山 – montagne par exemple) et cela ne vous permet pas de connaître la prononciation ou le vocabulaire associé à l’ami kanji… Dans l’hypothèse où vous arriveriez au bout de la méthode, si vous saurez reconnaître tous les caractères d’un texte en japonais, vous serez incapable en revanche de le lire ou d’en comprendre vraiment la signification. Cette méthode est intéressante dans la démarche proposée pour mémoriser le kanji mais pour le reste, la bonne vieille méthode de l’école japonaise me semble la meilleure : apprendre le kanji en même temps que ses diverses prononciations et le vocabulaire de base où on l’utilise… Avec bien sûr, la touche finale, spéciale méthode Shirubii-sho : recopier l’ami kanji de nombreuses fois (si possible en utilisant un pinceau) pour mieux le mémoriser et surtout pour apprécier sa beauté et son élégance.

Voilà, vous avez compris ce qu’il vous reste à faire maintenant. La maladie d’Alzheimer ne passera pas par vos neurones ! Arrêtez immédiatement Candy-crush, fermez votre compte Facebook et hop : RELEVEZ LE DEFI DES 2136 !!! 

Ou pas.

Les fines fleurs du Japon

Qu’on se le dise (et d’ailleurs je crois que je vous l’ai déjà dit, non ?)  : dans l’histoire du Japon, l’époque préférée de ce blog c’est la période médiévale Heian. Elle commence vers l’an 792 avec le déplacement de la capitale de Nara à l’emplacement actuel de Kyoto pour s’achever en 1192 avec la prise de pouvoir des seigneurs guerriers et l’établissement du Shogunat de Kamakura.

Pourquoi j’aime cette période me demanderez-vous ? C’est très simple : parce que c’est une période très féminine de l’histoire du Japon où la culture, les arts et bien sûr la calligraphie et la poésie sont à leur apogée. Par exemple, à l’époque précédente, la période Nara, la manière d’écrire de la poésie était franche, sincère voire un peu naïve. C’est à l’époque Heian qu’elle atteint une ampleur sans précédent et que les poèmes japonais se chargent de bien plus de sensibilité et de subtilité…

Signe que les femmes avaient fini par imposer leur style dans la société !

Dans ce blog qui aime bien taquiner les hommes de temps en temps, on reconnaîtra qu’il faut probablement tenir compte du contexte historique aussi. En japonais, Heian signifie paix, tranquillité ; on entre dans une période de l’histoire où il n’est plus question de conquérir le pouvoir mais plutôt d’asseoir l’autorité impériale en place. Dans ce prolongement d’idée, c’est une période de stabilisation propice à la recherche du perfectionnement et du raffinement dans tous les domaines, que ce soit pour augmenter et mieux prélever la taxe sur le riz ou pour écrire de la poésie. 

Les fleurs de prunier version 2014 sont arrivées !
Les fleurs de prunier version 2014 sont arrivées !

La poésie en vogue à l’époque Heian était le waka (和歌 « chanson à la mode japonaise »), un style de poésie où les contraintes de style ne sont pas dans les rimes mais dans le rythme.

Vous connaissez probablement le haiku, le très court poème qui est construit en 3 vers de 5 – 7 – 5 syllabes ? C’est un style de waka mais qui est apparu bien plus tard, vers le 17ie siècle.

A l’époque Heian, il y avait par exemple le tanka (短歌 « chanson courte ») constitué de trente-et-une syllabes découpées en 5 vers de 5 – 7 – 5 – 7 – 7 syllabes.  

Attention, ce n’est pas que les japonais aient été particulièrement portés sur le mysticisme des combinaisons de nombres premiers impairs mais surtout que c’est un style fait pour la langue japonaise, où l’on peut construire  facilement une phrase sur 5 ou 7 syllabes. Mission totale(5)ment im(7)possible pour la langue française par exemple(21 syllabes !!!).

Néanmoins, pour faire passer tout un message en si peu de syllabes, il faut procéder par images et le waka est un genre de poésie-photographie si vous voulez. Ainsi, il va contenir des formules « standard » qui vont faire référence à des phénomènes, des choses ou des sentiments communs que chaque japonais normalement constitué a déjà eu l’occasion de voir ou expérimenter. Par exemple, un grand classique 花の散る Hana no chiru (5) (litt. les pétales des fleurs qui tombent)… Les sakura, bien évidemment !!! Par l’intermédiaire de ces 5 petites syllabes, on replongera dans l’atmosphère d’une journée de printemps début Avril alors que les pétales des fleurs de cerisier commencent à tomber. Ensuite, on rajoute une petite touche de sentiment humain et nos 5 syllabes contiendront également le sentiment du temps qui passe vite, de la déchéance ou de l’impermanence des choses.

Je vous ai dit que les courtisans de Heian utilisaient la poésie pour mieux compléter leur tableau de chasse, n’est-ce pas ? J’avoue, ces propos sont très réducteurs car il existe bien d’autres sujets et d’occasions pour écrire un joli poème à la japonaise.

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Mon interprétation calligraphique des propos ironiques de Ki no Turayuki

Comme dans ce blog, on aime aussi les hommes d’esprits de la grande époque Heian, je vais vous présenter le tanka de Ki no Tsuruyuki, un très célèbre poète du 9ie siècle.

Pour resituer le contexte, Tsurayuki est revenu dans son village natal après de longues années d’absence qu’il avait passées à la cour impériale. A un habitant qui se targuait que rien n’avait changé dans le village en l’absence du poète… Tsurayuki a déclamé le poème suivant :

人はいさ /  Hito wa i sa (5)

心もしらず / Kokoro mo shirazu (7)

ふるさとは  / Furasuto wa (5)

花ぞむかしの / Hana zo mukashi no (7)

香ににほひける  / Ka ni nihohikeru (7)

 » Quant aux cœurs des hommes, je ne saurais que dire mais le parfum des fleurs de mon village natal m’a réservé le même accueil qu’antan « 

Les pruniers du Kitanotenmangu version 2014 sentent toujours aussi bon le printemps qui s'approche !
Les pruniers du Kitanotenmangu version 2014 sentent toujours aussi bon le printemps qui s’approche !

C’était un tanka un peu ironique et Tsurayuki n’a certainement pas reçu le meilleur des accueils en arrivant dans son village natal. Probablement que sa réputation de grand poète et critique à la cour impériale avait attisé la jalousie de ces amis d’enfance… la nature du cœur humain est propice aux changements de sentiment, que voulez-vous ! Heureusement qu’il restera toujours le doux parfum des fleurs… Si vous connaissez les standards du waka ou que vous êtes déjà venu au Japon au mois de Mars, vous aurez compris évidemment qu’il s’agissait des fleurs de pruniers !

Y-a-t-il un pilote dans cet avion ???

Résumé des épisodes précédents : Dans ce blog aux grandes qualités tout court, nous avons approfondi la dernière fois notre connaissance des trois types de caractères qui constituent l’écriture japonaise : les deux alphabets syllabiques les hiragana (ひらがな) et les katakana (カタカナ) et les kanji (漢字), les idéogrammes d’origine chinoise… continuons encore un peu plus loin aujourd’hui !
 

Ma période préférée dans l’histoire du Japon, c’est la période Heian.

Pourquoi donc ? Parce c’est une période faste de développement de la culture japonaise, plus particulièrement dans le domaine de la poésie et de l’écriture japonaise. Parce qu’à cette époque, la capitale du Japon, c’était Kyoto (pour ceux qui n’auraient pas suivi : j’habite à Kyoto).

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Le temple Kyomizudera à Kyoto (la vraie et la seule capitale du Japon pour ce qui me concerne).

A cette époque, les gens n’avaient pas la télé ou internet, ils en avaient du temps à passer !!! Ils le passaient avec des activités ludiques très créatrices c’est à dire… collectionner les aventures amoureuses à gauche à droite sans se soucier des liens familiaux éventuellement existants. C’était un peu les feux de l’amour japonais sauf qu’à cette époque là, ce genre de pratique était bien moins dangereuses (aucune MST n’a été répertoriée à cette époque).

Enfin attention !!!

Ce ne fut pas pour autant que les gens de l’époque Heian tombèrent dans la vulgarité. Il fallait respecter les formes dans la phase d’approche par exemple : composer des jolis poèmes d’amour, les recopier joliment sur du papier et les transmettre joliment à la personne convoitée… les coucheries étaient tout un art !!! Même si les règles étaient codifiées et que c’était l’homme qui devait attaquer le poème d’ouverture… un très grand nombre de femmes entrent dans le top ten des meilleurs poètes de l’époque. Des femmes en haut de l’affiche au moyen âge… c’est-y pas formidable ???

Formidable à condition de faire partie de la crème… la place d’un simple paysan de l’époque Heian n’était vraisemblablement pas des plus enviables, me direz-vous ! Pure spéculation, vous répondrai-je. Pour juger de ce qui se passait à une époque aussi ancienne, une mémoire d’homme ne suffit pas ; il faut une trace écrite. Or, à cette époque, il n’y avait que les gens des grandes familles de nobles qui savaient écrire et ces gens là utilisaient cette précieuse compétence pour transcrire leur quotidien à eux. La vie du tout-venant, ma foi… (probablement qu’ils s’en fichaient un peu). Par ailleurs, il est fort probable qu’ils enjolivaient leurs histoires du mieux possible surtout sur les anecdotes les concernant directement ou leur famille et leurs alliés.

Ce qui n’est en revanche pas le cas dans ce blog éducatif qui se revendique de mon opinion 100 % objective, vous pouvez me faire confiance.

Mais le vrai développement de mon histoire arrive, ne vous impatientez pas ! En fait, les premières traces d’écrit japonais datent du 5ie siècle, ce qui nous situe avant l’époque Heian. Les japonais, dans leurs diverses échanges avec le grand empire Chinois, ont découvert l’écriture chinoise et ont probablement assez vite saisi la force que leur procuraient un tel moyen. Ils ont donc tenté (avec plus ou moins de réussite) de s’approprier l’écriture chinoise.

Une langue orale japonaise existait (il semblait difficile de revenir là dessus) mais cette langue était bien loin de remplir les conditions d’harmonie avec une transcription utilisant des caractères crées pour la langue chinoise. Avec les idéogrammes chinois, je vous rappelle un caractère = un concept… comment allait-on faire notamment pour transcrire les formes grammaticales du japonais ???

Impossible n’est pas japonais !!! Pour le cas où la transcription via un concept n’était pas envisageable, les japonais ont utilisé les caractères chinois en leur associant une prononciation déterminée et en ignorant leur signification ; les premiers écrits japonais étaient donc une sacrée belle pagaille ! Lecture par le concept ou par la prononciation, un peu selon l’humeur du jour… Après quelques générations de calligraphes, l’écriture s’est transformée et les caractères utilisés pour leur prononciation se sont distingués de leur caractères d’origine.

Un exemple d’écrit de la grande époque Heian

Deux cent ans plus tard, alors que s’ouvre la grande période Heian, on utilise principalement les caractères « kana », les ancêtres des hiragana et katakanas ; ce sont des formes graphiques simplifiées des idéogrammes chinois auxquels on a associé une seule et unique sonorité… comme nos bonnes vieilles lettres de l’alphabet.

Les kana étaient aussi appelés « Onna-de » (女手 littéralement main de femmes). Une explication romantique serait que les femmes japonaises aient été à l’origine des kanas… Une explication pragmatique dira plutôt qu’à cette époque, les idéogrammes « Otoko – homme 男 » et « Onna – femme – 女 » permettaient aussi de distinguer les créations de l’Empire chinois de celles des autres pays asiatiques (Japon, Corée, Vietnam…). Les caractères chinois étaient les « Otoko-de », (男手) littéralement main de l’homme et l‘alphabet coréen (hangeul) était aussi désigné par Onna-de. 

568px-Izumi_Shikibu_sylvieVoilà comment sont nés les caractères japonais et qu’ils ont été intensivement utilisés pour écrire de le top du top de la poésie japonaise. Avec leur si charmante apparence tout en rondeur, ils ont été à l’origine de tellement de conquêtes amoureuses que l’on s’accordera en toute objectivité à les trouver super sexy !!!

Ou alors, c’est juste moi qui débloque, c’est possible aussi… mais nous verrons ça au prochain épisode.