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La calligraphie japonaise tout en abstraction

Il me semble que je vous ai déjà dit que l’époque Heian était ma période préférée dans l’histoire du Japon, mais vous-ai-je déjà raconté pourquoi j’adore la calligraphie japonaise représentative de cette époque ? Non ?

Tant mieux car c’est le sujet de notre post d’aujourd’hui et je m’en voudrais de radoter et de vous raconter tout le temps les mêmes histoires (enfin du moins, je m’y efforce à défaut d’y arriver).

A l’époque Heian, on trouve les plus belles œuvres de calligraphie en kana, les caractères crées par les japonais (par opposition aux caractères kanji qui ont été  empruntés aux chinois).

Les premières traces d’écrit japonais datent du 5ie siècle, à cette époque-là, on utilisait exclusivement les idéogrammes chinois (un caractère = un concept). Ces caractères n’étaient pas vraiment adaptés à la transcription de la langue japonaise. Que ce soit pour les concepts abstraits ou rien qu’en ce qui concerne les formes grammaticales, transmettre un message uniquement à l’aide de concepts s’avère bien vite limité !

Pour pallier à ce problème, les japonais ont commencé par détourner l’utilisation des idéogrammes chinois c’est-à-dire qu’au lieu d’utiliser le concept du kanji pour la transcription, on utilisait sa sonorité. Le premier recueil de poème japonais, le Manyoshu (8ie siècle) était écrit de cette manière. Par exemple, le kanji du nombre quatre « 四 » se prononce « Shi », on écrivait donc « 四 » pour la

sonorité « Shi » sans qu’il n’y ait aucun rapport avec le sens quatre. Cela pouvait être un peu plus tarabiscoté par moment : le kanji « 蟻 » veut dire fourmi et en japonais, une fourmi se prononce « ARI »… Ari est un homonyme de l’existence. On écrivait donc « 蟻 » pour écrire le mot existence. C’étaient en réalité les mêmes principes que le rébus.

Un petit rébus pour voir si vous me suivez bien...
Un petit rébus pour voir si vous me suivez bien…

Petit à petit, les japonais sont passés à une simplification de l’écriture rébus en gardant la forme mono-syllabe uniquement, un caractère = une syllabe, on garde le quatre et on abandonne la fourmi. Ensuite, le processus de simplification s’est opéré également sur la forme du caractère ; au lieu d’écrire tous les traits du kanji un par un, ce qui peut s’avérer particulièrement long dans certains cas (19 traits pour la fourmi !), ils ont cherché à obtenir plus rapidement une forme, en un ou deux coups de pinceau. C’est ainsi que sont nés les kanas :

La naissance des kana  か"KA" et な"NA"
La naissance des deux kana か »KA » et  な »NA » à partir des kanji 加 et 奈

Au début de l’époque Heian, les japonais se sont mis à écrire de la poésie japonaise exclusivement avec les kana. Dans cette période de paix où l’on jouissait d’une stabilité propice au développement des arts, les calligraphes de la cour Heian ont ouvert de nombreuses voies de recherche esthétique.

Quelques exemples pour écrire "HITO", la combinaison des deux kanas ひ+と
Quelques exemples pour écrire « HITO », la combinaison des deux kanas ひ+と

La plus évidente des voies consista à s’efforcer de donner une belle forme au kana, et, dans la suite logique de cela, de chercher à les lier gracieusement les uns aux autres. Il n’y a rien de très mystérieux dans cette voie-là, n’est-ce pas ? Nous autres occidentaux, nous comprenons bien que pour écrire un beau mot, il faut aller au-delà d’un beau « m » suivi d’un beau « o » suivi d’un beau « t », il est tout aussi crucial (voire même bien plus important) de trouver le bon enchaînement et la bonne balance des trois lettres.

Une autre voie, qui vous semblera peut être un peu plus originale car très spécifique à la calligraphie japonaise, fut de rechercher l’esthétisme en travaillant la composition générale du manuscrit. Pour citer quelques « classiques » dans les calligraphies de l’époque Heian : les lignes verticales (on lit de haut en bas et de droite à gauche) ne sont jamais tout à fait droites mais légèrement incurvées vers la droite.

Ce n'est pas droit mais c'est fait exprès (pour une plus jolie composition visuelle)
Ce n’est pas droit mais c’est fait exprès pour obtenir une plus jolie composition visuelle (un écrit du 11-1éie siècle de Ki no Tsurayuki)

Ou les longueurs des lignes sont ajustées sur l’effet visuel de la composition finale, on pourra donc passer à une nouvelle ligne même si on est au milieu d’un vers !

Ou alors, on a longuement plongé son pinceau dans l’encre avant d’écrire certains passages et on fait des gros « pâtés » à certains endroits alors qu’à d’autres, il reste à peine d’encre si bien que les caractères en deviennent presque invisibles.

Des gros pâtés (A), des caractères qu'on ne voit pratiquement pas (B) ou des vers coupés en plein milieu... Et non, on ne se moque de personne, c'est fait exprès !
Des gros pâtés (A), des caractères qu’on ne voit pratiquement pas (B) ou des retours de ligne qui ne correspondent pas à l’endroit où l’on aurait du couper les vers du poème… Et non, on ne se moque de personne, c’est fait exprès (un écrit du 11-1éie siècle de Ki no Tsurayuki).

Ces choses ne sont pas le fait du hasard, de la maladresse ou de l’étourderie du calligraphe mais bien le résultat d’une exploration volontaire artistique, d’une recherche d’esthétisme. Ces pratiques étaient aussi des manières pour mieux exprimer et mettre en valeur le contenu du poème.

Quelque fois aussi, ces pratiques prenaient une tournure philosophique ! On commençait à dérouler les vers normalement au début de la page, c’est-à-dire en commençant en haut à droite vers le bas à gauche… puis en cours de route, on revenait sur ses premiers pas pour écrire la suite du poème. Les japonais d’autrefois, probablement sous l’influence du bouddhisme, avaient acquis l’idée d’un ordre cyclique temporaire sans réelle distinction entre le début et la fin.

L'ordre d'écriture est un peu bouleversé mais là encore, c'est fait exprès !
L’ordre d’écriture est un peu bouleversé, on est revenu sur nos pas pour écrire la 8ie et 9ie ligne… mais là encore, c’est fait exprès (un écrit du 11-1éie siècle de Ki no Tsurayuki)

Les japonais ne se sont pas seulement limités à copier le système d’écriture chinois, ils l’ont amélioré et ont surpassé le concept. D’aucuns disent que dans les premiers temps, les japonais qui ont été confrontés aux écrits chinois ne comprenaient rien de ce qu’ils écrivaient (pour le coup, c’était vraiment du chinois !!!) ; c’est ainsi qu’ils ont pu porter l’aspect visuel et esthétique au premier plan et donner à la calligraphie un caractère abstrait, chose que n’ont pas su faire leurs homologues chinois emprisonnés par le souci de transmettre avant tout le sens de ce qu’ils écrivaient.

C’est pourquoi aussi chacun (et vous bien sûr, très chers lecteurs) devrait être en mesure d’apprécier une belle calligraphie japonaise même sans être capable d’en déchiffrer le contenu.

Du moins en théorie…

Un bon claquement de porte au nez

Il me semble que je vous ai déjà parlé de cette fabuleuse période du Japon médiéval, n’est-ce pas ? Cette période où le Japon connut un apogée dans la création poétique ainsi qu’une grande liberté en ce qui concerne les relations amoureuses.. et sexuelles !

Récemment, j’ai découvert qu’il y avait aussi des belles histoires basées sur des rapports de simple amitié entre les hommes et les femmes de l’époque. Enfin au moins j’ai trouvé UNE histoire d’échanges platoniques que je vais vous conter dans le post d’aujourd’hui.

Une courtisane japonaise version Heian Jidai
Une courtisane japonaise version Heian Jidai

Dans cette histoire, entre tout d’abord en scène une éminente personne : Dame Sei Shônagon (966?-1025?) une très grande écrivaine et très grande poétesse, auteure d’écrits classés aujourd’hui dans les chefs d’oeuvre de la littérature japonaise : le « Makura no Soshi » (枕草子) littéralement « Ecrits d’oreiller ». La traduction française de ce livre porte aussi le nom « Notes de chevet », un sens qui permet de comprendre facilement qu’il s’agit d’une sorte de journal intime. Il manque malheureusement le double sens japonais de « Makura », l’oreiller : au delà de l’objet physique, il désigne aussi une figure de style en poésie.

Tout cela pour vous dire : Dame Sei Shônagon était non seulement une femme de lettres très intelligente et très cultivée mais elle avait également beaucoup d’esprit.

Dans ses notes d’oreiller, elle raconte à deux reprises les échanges qu’elle a eu avec le grand calligraphe Fujiwara Yukinari (972-1027). De parole de ce blog (de calligraphie japonaise), Yukinari était un calligraphe exceptionnel et il est monté sur le podium dans le classement officiel des plus grands calligraphes de la période Heian.

Une copie d'un manuscrit de Fujiwara Yukinari, excécutée de la blanche main de votre hôte, l'auteure du blog.
Une copie d’un manuscrit de Fujiwara Yukinari, exécutée de la blanche main de votre hôte, l’auteure du blog.

Yukinari n’était pourtant pas un jeune homme très populaire à son époque, il avait la réputation d’être plutôt barbant. Ce n’était sûrement pas un adepte des divertissement « à la mode Heian » ; par exemple, on ne lui connait pas de prestigieux tableau de chasse amoureux.

La première idée qui m’a traversé l’esprit fût que Yukinari n’avait peut être pas été gâté par la nature et qu’à défaut de plaire aux filles, il s’était donc rabattu sur la calligraphie. Cette hypothèse est toutefois réfutée par les notes de Dame Shônagon : Yukinari n’était pas si mal fait de sa personne quand même. Et surtout, il été doté d’un très bel organe… c’est-à-dire une très belle voix, restez corrects s’il vous plait !

Venons-en plutôt au cœur de l’intrigue : un soir, alors qu’ils échangent poèmes et histoires littéraires dans la villa de Dame Shônagon, Yukinari prend congé brusquement, prétextant qu’il ne peut s’attarder plus. C’est un départ impromptu et plutôt inélégant pour cette grande époque de raffinement qu’est l’époque Heian.

Qu’à cela ne tienne, attendez la suite.

Le lendemain, une lettre arrive au domicile de Dame Shônagon, une lettre de plates excuses de Yukinari qui, de sa plus belle écriture, s’explique sur les raisons de son empressement de la veille. Il avait entendu le chant d’un coq et pensant que le jour était prêt à se lever, il était hâtivement rentré chez lui car un travail important l’attendait au palais impérial. Ce n’est qu’en sortant de la villa qu’il avait alors réalisé que c’était encore le milieu de la nuit.

Et oui ! On a vite oublié ce que c’était de vivre dans une époque sans montre à quartz mais cela pouvait générer de nombreux malentendus en tout genre.

Quoiqu’il en soit, à cette gentille lettre d’excuse se doit une réponse ; Dame Shônagon prend son pinceau et, à la hauteur de sa très grande réputation (non usurpée) de femme d’esprit, elle choisit d’ironiser l’histoire. « Un coq qui chante en plein milieu de la nuit ? De quel coq s’agissait-il donc ? N’auriez-vous pas plutôt recours au subterfuge du seigneur Mengchang devant la porte de Hangu ? (A la défense de Yukinari, je me permets de préciser que si votre voisin a soudain l’idée saugrenue de faire de son jardin un poulailler comme cela est arrivé à mes parents par exemple, vous l’entendrez bien ce fameux chant du coq, au moins cinq à six fois avant que le petit matin se lève vraiment).

Dans les grands classiques chinois, on relate l’histoire du seigneur Mengchang et de ses trois mille hommes qui se retrouvèrent devant la grande porte qui bloquait l’accès au col de Hangu. C’était un point stratégique dans l’ancienne Chine car il permettait d’entrer dans le pays de Qi où sourdait la rébellion. La porte était bien gardée et il y avait un couvre-feu, les gardes postés avaient pour ordre de fermer la porte le soir et de ne la rouvrir qu’au petit matin. Là, on était en plein milieu de la nuit, le seigneur Mengchang et ses hommes étaient poursuivis et ils ne pouvaient guère se permettre de perdre de précieuses heures à attendre l’aube ! Le seigneur eut alors l’idée d’utiliser le talent d’un de ses hommes à imiter le chant du coq ; c’est ainsi qu’il dupa les gardes et qu’il provoqua l’ouverture prématurée de la porte. Ils purent alors s’échapper et chercher refuge dans leur pays natal.

Voilà comment étaient construites les vannes de l’époque Heian ! Il me semble qu’elles étaient bien plus difficiles à placer que celles d’aujourd’hui, vous ne trouvez-pas ? Elles faisaient appel à la culture générale de l’individu et les meilleures étaient envoyées par ceux qui avaient une très bonne éducation et une grande sagacité (comme ce fut le cas de notre Dame Shônagon, entre autres). Enfin, il fallait être constamment sur ses gardes car si on plaçait une vanne à votre encontre, il fallait être prêt à renvoyer la balle aussitôt !!! Par exemple, si vous ne connaissiez pas l’histoire de ce seigneur chinois, comment auriez-vous été capable de trouver la bonne répartie ?

Pas d’inquiétudes en ce qui concerne Yukinari, lui aussi est un homme de lettres et la référence ne lui a pas échappée. Dans une nouvelle missive, il se permet d’objecter : l’imitation du chant du coq était destiné à ouvrir la porte à une armée rebelle en déroute… la comparaison ne peut pas tenir ! Yukinari est venu voir Dame Shônagon avec de bien différentes intentions et s’il avait été question de franchir une porte, cela aurait été… la porte d’Osaka.

Et voilà, joli retour de vanne !!!

La porte d’Osaka marque la frontière entre deux provinces du Japon et par un jeu subtile sur les caractères chinois, elle est devenue dans les classiques de poésie japonaise l’endroit où, le soir venu, se rencontrent les amoureux.

Dame Shônagon n’est pas en reste pour autant, détrompez-vous. Pour le final, elle claquera joliment la porte au nez de ce pauvre Yukinari :

 夜をこめて鳥の空音は 謀るとも / Yo o komete Tori no sorane wa Hakaru tomo

よに逢坂の関は許さじ / Yo ni Osaka no Seki wa yurusaji

Le chant du coq en pleine nuit pourrait en tromper plus d’un,

Mais s’il s’agit des gardes de la porte d’Osaka, ils ne seront jamais dupes !

C’est par ce waka que Dame Shônagon s’est retrouvée immortalisée dans l’anthologie des cents poètes Hyakunin-isshu. Il faut reconnaître qu’il témoigne parfaitement des traits de caractère de cette grande Dame pleine d’intelligence et de sagacité !

Les deux cartes du Haykunin-isshu relatives à Sei Shônagon
Les deux cartes du Haykunin-isshu relatives à Sei Shônagon

Le vrai visage de Izumi Shikibu

Dans ce blog où l’on aime se faire plaisir, aujourd’hui, nous allons non seulement retourner à la fabuleuse période Heian (je vous ai déjà parlé de cette époque dans l’histoire du Japon, n’est-ce pas ?) et pour évoquer encore une fois une poétesse mais attention pas n’importe laquelle !!! La plus belle, la plus grande d’esprit, la plus passionnée et la plus rebelle de toutes les poétesses de son époque : j’ai nommé… (sous vos tonnerres d’applaudissement svp) :

Le visage de Izumi Shikibu ???
Le vrai visage de Izumi Shikibu ???

 IZUMI SHIKIBU  !

Pour ceux qui ne la connaissent pas, je fais les présentations. Elle serait née vers l’an 970, d’une famille de noble sans grande prétention et pourtant quel personnage exceptionnel est-elle devenue ! Mariée très tôt à un homme devenu gouverneur de la province d’Izumi (et oui, c’est là d’où vient son nom), elle donne naissance à une fille mais peu de temps après, elle quitte son mari pour retourner vivre à Kyoto, la grande capitale… où l’on s’amuse probablement bien mieux que dans la province d’Izumi !

C’est parti la grande vie et les heures de gloire : et voilà que je me fais courtisée à droite à gauche et que je te compose des poèmes d’amour passionnés et que je t’écris un journal intime qui devient un classique dans son genre… Des amants, la belle et scandaleuse Shikibu en aurait eu des tonnes !!! J’ai bien dit « aurait eu » (au conditionnel passé).

En réalité, il n’y en aurait pas tant que ça si l’on s’en tient à la liste des amants répertoriés officiellement. Heureusement, il reste une alternative un peu plus croustillante dans le constat suivant : un nombre important de ses poèmes d’amour ne sont pas adressés aux amants officiellement répertoriés… Ha ha ! Il y en aurait eu d’autres donc !!!

Pour revenir dans la version officielle, à défaut de quantité, elle aura fait au moins dans la qualité. Le premier amant est un des fils de l’empereur Reizei : un prince, la classe !!! Malheureusement le prince meurt dans la fleur de l’âge d’une étrange maladie… que les mauvaises langues auront vite fait d’attribuer à ses nombreuses escapades nocturnes pour aller retrouver la belle Shikibu.

Après une longue année de deuil et de très très beaux poèmes très très tristes, la belle se remet et la suite arrive !!! En la personne du petit frère du défunt. Je vous avais dit qu’on ne fait pas grand cas des liens familiaux à cette époque, n’est-ce pas ? Le journal intime de la belle fait le récit de cette nouvelle relation enflammée. Ainsi on apprend que le second prince est d’un naturel excessivement jaloux d’autant que les rumeurs vont bon train et prétendent que chaque jour, de nouveaux courtisans se bousculent à la porte de notre belle Shikibu.

Ha ha !!! Vous voyez…

En fait, la belle dément formellement : ce ne sont que des rumeurs de gens mal intentionnés, elle est amoureuse de son prince et d’une fidélité exemplaire.

On est un peu déçu mais bon d’accord, si elle le dit.

Comme preuve de son amour, elle accepte de s’installer chez son prince… alors que celui-ci était déjà marié mais je vous avais déjà dit qu’on ne fait pas grand cas des liens conjugaux à cette époque, n’est-ce pas ? Pour Izumi Shikibu, c’était un sacrifice tant pour l’indépendance et la liberté qu’elle perdait, que pour le nouveau statut qu’elle acquiert… une simple servante.

Izumi Shikibu et sa fille
Izumi Shikibu et sa fille

Vous imaginez que l’épouse légitime a tout de même avalé cette nouvelle de travers. Mais ses protestations n’ont eu aucun effet et elle a fini par quitter le domicile conjugal pour retourner vivre chez ses parents… en laissant la place nette pour notre belle Shikibu ??? Dans ce blog où l’on aime les spéculations à deux francs six sous, on imagine que le départ de la femme légitime n’a pas été si simple et sûrement que ça s’est fait à grands bruits et grands fracas, avec une grande partie de l’argenterie sacrifiée dans la bagarre.

Dans les faits… on n’en sait rien, c’est vrai.

Pour terminer l’histoire, nos deux tourtereaux vécurent donc heureux sous le même toit… mais pas très longtemps ! Le prince est mort plutôt jeune et de maladie lui aussi ; on était apparemment pas de constitution très solide dans la famille impériale Reizei. Dans ce blog où l’on aime bien faire la morale, on vous dira que c’est aussi ce qu’on mérite à force d’épouser ses sœurs ou ses cousines.

Finalement, la belle Shikibu s’est remariée et a quitté la capitale pour s’installer dans une province au bord de la mer du Japon. Que s’est-il passé ensuite ??? Les versions divergent. Aucune trace écrite ne subsiste après le triste poème qu’elle a composé pour l’enterrement de sa fille (snif). Certaines histoires disent qu’à la mort de son époux, la belle s’est faite nonne. Il n’y aurait rien d’étonnant à cela ; c’était dans les usages des veuves de l’époque et notre belle Shikibu était assez portée sur le bouddhisme, comme elle le confiait régulièrement dans son journal intime.

Dans ce blog où l’on aime bien se balader dans Kyoto l’après-midi quand il fait soleil, on a été d’autant plus heureux de découvrir ainsi par hasard un petit temple et un monument à la mémoire de Izumi Shikibu coincés entre un marchand de glace et une boutique de fringue de la galerie Teramachi.

Devant un monument dédié à Izumi Shikibu et derrière un bowling (Kyoto, SanJo-Teramachi)
Devant un monument dédié à Izumi Shikibu et derrière le bowling de Kyoto – SanJo

Dans ce temple, il y a tout un tas d’indication et puis ça aussi :

Une image de Izumi Shikibu (pas sous son meilleur angle)
Une image de Izumi Shikibu (pas sous son meilleur angle)

 Bon, c’est vrai qu’on fait mieux comme coupe de cheveux mais c’était donc ça les canons de beauté de l’époque ???

Enfin on a été heureux de découvrir que le temple s’appelle 誠 (sincérité) 心 (coeur, âme). Car si ce blog se devait en guise de conclusion d’expliquer le pourquoi du comment il tient en si haute estime la grande Izumi Shikibu, c’est bien parce que dans ces poèmes et dans ses écrits, elle donne cette image là :

  • => Latin sincerus « pur, naturel ». Qui est disposé à reconnaître la vérité et à faire connaître ce qu’il pense et sent réellement sans consentir à se tromper soi-même ni à tromper les autres.

Et dans notre anthologie des cents poètes (Hyaku-nin Isshu), voici celui qui immortalise la belle Shikibu :

Je sens mon dernier souffle venir mais j’aurais tant aimé emporter dans l’autre monde…
le souvenir de t’avoir revu une toute dernière fois avant de partir.

Une pièce de Nô où le fantôme d'Izumi Shikibu revient dans le monde des vivants.
Illustration d’une pièce de Nô où le fantôme d’Izumi Shikibu revient dans le monde des vivants.

あらざらむ … Arazaramu

この世の外の … Kono yo no soto no

思ひ出に … Omoide ni

今ひとたびの … Ima hitotabi no

逢ふこともがな … Au koto mo gana

Les roseaux de Dame Ise

Les fleurs du jardin botanique de Kyoto
Quelques fleurs du jardin botanique de Kyoto

Dans ce blog qui a tendance par moment à se répéter beaucoup, il me semble que je vous ai déjà parlé de l’époque Heian, n’est-ce pas ? Moi dans cette époque, ma poétesse préférée, c’est la grande Izumi Shikibu ! Je l’adooore grave mais je ne fais pas vraiment dans l’originalité en fait. Pour ceux qui connaissent un peu, Izumi Shikibu est une poétesse très célèbre et était très populaire à son époque, réputée pour sa grande beauté et son grand sens poétique… et sa vie amoureuse scandaleuse ! Elle a eu beaucoup d’amants (a priori) mais ce n’était pas pour autant une femme légère : quand elle était engagée dans une relation amoureuse, elle l’était pleinement et entièrement !!! Et elle écrivait de très beaux poèmes d’amour passionnés. Et, à la fin de sa vie, elle s’est retirée dans un monastère après la mort de son deuxième mari.

Mais passons car pour le post d’aujourd’hui, nous parlerons d’une autre grande poétesse, la dame Ise (873-938)… qui n’aurait pas grand-chose à envier à notre dame Shikibu si on y réfléchit et d’ailleurs voilà puisque c’est comme ça hop : je la mets en deuxième sur ma liste de mes poétesses préférées !

Dame Ise était une courtisane, au service de l’impératrice Yoshiko, une très belle plante parait-il ! Son talent poétique était également reconnu alors qu’elle excellait dans les exercices-compétitions de poésie de la cour impériale dès le plus jeune âge. Elle a eu elle aussi une vie amoureuse des plus remplies !!! Cela commence par un premier grand amour de jeunesse avec le beau Fujiwara Nakahira, petit frère de l’impératrice et… goujat à ses heures perdues ! Après lui avoir juré amour éternel, il la quitte pour épouser une autre femme d’un rang plus élevé. Le cœur brisé, notre dame Ise retourne chez sa mère (ou du moins dans la province Yamato que gouvernait son père) et ne revient que quelques années plus tard à la cour impériale mais c’est pour retourner directement sous le feu des projecteurs… c’est à dire encore et toujours convoitée par de nombreux courtisans soupirant ! Et parmi eux on y trouve le grand frère de Nakahira !?! Et oui, pas de tabou de ce genre à la cour impériale, en amour à l’époque Heian, on ne fait pas grand cas d’éventuels liens familiaux. On ne sait pas précisément ce qu’il est advenu de cette relation mais comme avec le petit frère, elle a fini par tourner court. Ce ne fut pas au désavantage de notre Dame Ise en réalité ! Figurez-vous qu’à la suite de cette nouvelle déconvenue, elle devient la maîtresse de l’empereur Uda et… donne naissance à un petit garçon. Un vrai moment de gloire dans cette société et à cette époque là !!!

Quelques autres fleurs du jardin botanique de Kyoto
Quelques autres fleurs du jardin botanique de Kyoto

Quelques années plus tard, l’empereur Uda se retire et laisse la place à son fils… celui issu de l’union avec l’impératrice Yoshiko. Dommage pour notre dame Ise me direz-vous ? En réalité pas vraiment car le nouvel empereur prend les mêmes largesses que son père et fait d’elle sa maîtresse. Elle donnera encore naissance à un enfant mais cette fois à une petite fille !

Les enfants de Dame Ise étaient donc non seulement frère et sœur mais également oncle et nièce ! De quoi faire pâlir de jalousie les scénaristes des feux de l’Amour, vous ne trouvez pas ?

Dans ce blog ou l’on aime bien les histoires légères et croustillantes à tendance people certes, il nous faut aussi reconnaître que la vie n’a pas été si tendre pour Dame Ise. Déjà, quand vous étiez noble et que vous mettiez un enfant au monde, c’était pour le confier à d’autres personnes qui se chargeaient de l’élever et de faire son éducation… bien loin de vous. Ensuite, son petit garçon est mort à l’âge de cinq ans, chose malheureusement très commune à l’époque également. Pour noircir le tableau, ce n’était pas non plus très facile de vieillir à ce moment de l’histoire du Japon et à la fin de sa vie, la pauvre Dame Ise qui ne pouvait plus compter sur ses charmes a eu de grosses difficultés matérielles et s’est retrouvée sans maison !

Mais dans ce blog résolument optimiste, on est content de vous dire que l’on a raison de continuer à y croire. Cela s’est plutôt bien arrangé et la grande Dame Ise est passée à la postérité de la meilleure manière qui soit avec tapis rouge et flashs des photojournalistes qui crépitent ! 23 de ses poèmes ont été sélectionnés pour apparaître dans le très célèbre Kokinshu, recueil de poèmes japonais qui fait référence en la matière ; 72 dans le Gosenshū (une autre anthologie impériale de poésie japonaise) et 25 dans le Shūishū (encore une autre anthologie impériale de poèmes). Il existe également une collection privée « Ise-shū » rassemblant tous ses poèmes… Elle devint ainsi une  vraie référence pour toutes les générations de poétesses qui ont suivi… dont celle de mon héroïne Izumi Shikibu.  

Dans le Hyakunin-ishu, on trouve un très beau poème qu’elle a écrit pour son premier goujat d’amant… Regardez et surtout rappelez vous qu’elle ne devait avoir guère plus de 16 ans quand elle l’a composé :

Et vous dites que je devrais finir ma vie sans plus jamais vous revoir, ne serait-ce que l’espace d’un instant, fût-il aussi bref que les ramifications du roseau de la baie de Namba.

難波潟 … Nambakata

みじかき蘆の… Mijikaki ashi no

ふしのまも … Fushi no ma

逢はでこの世を … Awade kono yo wo

すぐしてよとや … Sugoshite to ya

Alors, pas mal non ?

Quelques notes de traduction :
Le roseau en question
Le roseau en question
 
1-   La baie de Namba est l’actuelle baie d’Osaka.
2 – Le poème s’articule autour de l’expression « Fushi no ma » qui signifie soit l’espace joignant les sections ramifiées de la tige « type bambou » (cet espace est réputé pour être particulièrement court sur ce type de roseau), soit il s’agit d’un terme général pour désigner un très petit intervalle que ce soit d’espace ou bien de temps. Il s’agit d’une très belle structure poétique et d’un très beau jeu d’esprit difficile à rendre en français. Zannen !
 

Parlons d’amour !

Saviez-vous qu’hier, le 8 mai 2014, était un jour un peu particulier : le 100ie anniversaire de la naissance de Romain Gary. Oui, il n’y a aucun rapport avec la calligraphie ou le Japon mais dans ce blog, on se fera toujours un point d’honneur à rendre hommage aux grands écrivains même si c’est hors contexte.

Fermons la parenthèse et retournons à nos moutons (même si ce n’est pas une espèce répertoriée au Japon) et à nos belles histoires sur la grande et fabuleuse époque du Japon médiéval, l’époque Heian ! Je vous ai déjà parlé de cette époque, n’est-ce pas ? Cette semaine, chers lecteurs, nous allons traiter d’un sujet qui tient très à cœur de ce blog qui aime les petites fleurs et les oiseaux qui gazouillent : les poèmes d’amouuur ! Et attention pas n’importe quel poèmes d’amouuur car à cette époque là, c’était un sport national pratiqué par une grande partie de la noblesse qui n’avait pas de télé ni d’internet, c’était donc du haut niveau. Du très haut niveau.

Car pour obtenir les faveurs d’une femme, il était d’usage de commencer par lui composer un petit poème qu’on lui faisait parvenir par l’intermédiaire d’un fidèle valet en qui l’on avait toute confiance (et que l’on espérait d’un naturel peu bavard surtout). La dame convoitée, après avoir lu le poème, se devait d’y répondre en composant un autre poème qu’elle remettait au même valet qui pendant ce temps-là attendait bien sagement à l’entrée. La première réponse de la dame était toujours négative. « Mais pour quelle genre de femme me prenez vous ??? ». Et puis si l’homme s’acharnait un peu, après quelques poèmes, on en arrivait à des réponses un peu plus ouvertes. « C’est vrai, vous me trouvez jolie ??? ». On s’échangeait ainsi des billets doux par valets intermédiaires jusqu’à ce que la relation arrive au point où une rencontre soit envisageable. A ce moment-là, c’était habituellement l’homme qui se déplaçait, arrivait discrètement le soir à la nuit tombante dans la demeure de la dame et repartait juste avant l’aube… car ne nous leurrons pas : il y avait tromperie la plupart du temps (d’un côté comme de l’autre, on était souvent déjà marié).

Voilà pourquoi, il était absolument primordial à l’époque d’avoir de l’éducation pour espérer avoir une vie sexuelle épanouie ! Tout était extrêmement codifié, il fallait maîtriser parfaitement les standards de l’expression poétique de l’époque pour arriver à ses fins. Une super méthode pour pousser les jeunes à étudier en tout cas !!!

Dans notre anthologie de poésie hyakunin-ishu (cent poètes – un poème), sur les poèmes d’amouuur composés par des hommes, on y retrouve un style d’expression très commun. Quand il s’agit de déclarer sa flamme, l’homme utilise de préférence des mots et des images violentes permettant de démontrer l’intensité de son amour. Un exemple donné par l’Empereur Yozei :

poete

Mon amour pour toi est devenu aussi profond que le gouffre de la rivière Minano, où se sont déversés les flots descendants de la cime du Mont Tsukabe.

筑波ねの… Tsukubane no

峰より落つる… Mine yori otsuru

みなの川…Mina no kawa

恋ぞつもりて…Koi zo tsumorite

淵となりぬる…Fuchitonarikeru

Si dans ce blog, on se mettait à faire de la psychanalyse de comptoir, on irait presque jusqu’à dire que c’est un peu à l’image du coït masculin tout ça.

En tout cas, du côté des femmes, c’est différent ! C’est bien joli toute cette démonstration de vigueur et de fougue amoureuse messieurs mais combien de temps arriverez-vous à tenir au juste ??? Les femmes en appellent à un amour un peu plus profond mais qui s’inscrit sur la durée (surtout pour les préliminaires, svp, merci !). Un exemple donné par le waka de la Dame Taiken Mon-in no Horikawa :

poetesse

Combien de temps notre amour va-t-il durer ??? C’est ce à quoi je pense ce matin, alors que tu viens de partir et qu’il ne reste que l’enchevêtrement de mes cheveux sur l’oreiller.

長からむ … Nagakaran

心も知らず … Kokoro mo shirazu

黒髪の… Kurokami no

乱れて今朝は…Midarete kesa wa

物をこそ思へ…Mono o koso omoe

Dans ce blog, où généralement on aime pas trop la caricature et où on se plait à penser que chacun est différent, on ne prendra pas trop au pied de la lettre tout ça mais… quand même un peu, peut être qu’il y a des grandes tendances qui ressortent et qui laissent à penser que concernant les choses de l’amouuur, malgré les siècles qui ont passé depuis cette fabuleuse époque Heian… ça n’a pas tant changé que ça.

Certes cela restera un propos qui n’engagera que ce blog et personne d’autre. Et puis surtout que ça ne vous empêche pas de relire quelques grands passages de Gros Câlin et de La vie devant soi !

 

S’il fallait vraiment établir une liste de 100 personnalités…

Quelle ne fut pas la surprise de la semaine de découvrir qu’au top de la célèbre liste des 100 personnalités les plus influentes selon le TIME, cette liste « très attendue » par tous les médias… Beyonce se retrouve en première place ???

Une belle et talentueuse poétesse du Japon (en kimono) la dame Ise
Une belle et talentueuse poétesse du Japon, la dame Ise

Dans ce blog où l’on ne vous cachera jamais la vérité toute crue même si elle pourrait déranger, c’est un fait : on n’apprécie vraiment pas le RnB… mais la déconvenue de voir ce résultat va au delà d’une question de genre musical, je vous assure !

Heureusement, il n’en a pas été ainsi dans toute l’histoire de l’humanité, il y a des époques où l’on savait vraiment établir des listes qui se respectent et c’est de cela dont je vais parler dans le post d’aujourd’hui. C’est un sujet qui a un petit rapport avec la calligraphie mais surtout avec la culture et la poésie japonaise : le classique Hyakunin Isshu 百人一首 (litt. cent personnes un poème).

Comme vous avez du le comprendre tout seul, il s’agit d’une anthologie de poésie. Bravo !

 

Un extrait d'écriture de la main de Fujiwara Sadaie
Un extrait d’écriture de la main de Fujiwara Sadaie

Cette anthologie est composée de tanka (c’est à dire un poème avec une structure imposée de 31 syllabes divisées en vers de 5-7-5-7-7 syllabes) composés par 100 des plus grands noms de la poésie japonaise. La sélection est communément attribuée à l’homme de cour et poète Fujiwara no Sadaie (1162-1241) qui a vécu entre la fin de la fabuleuse époque Heian (il me semble que je vous en ai déjà parlé de cette époque, n’est-ce pas ?) et le début de l’époque Kamakura. En réalité, les origines de sa création restent plutôt obscures et si l’on entre dans les détails… Peut être bien que ce serait aux environs de l’année 1235 alors que le futur beau-père de son fils (ça va, vous me suivez ?), Rensho 蓮生, un poète-ermite qui vivait dans une petit pavillon isolé dans la montagne lui aurait demandé de lui confectionner de jolies petites calligraphies pour refaire les papiers peints de sa villa (note : les portes des maisons japonaises étaient en papier à l’époque). Il faut savoir que l’on reconnaissait à Sadaie un vrai talent pour la poésie et aussi pour la calligraphie.  L’hypothèse que ce futur beau-père aurait proposé la sélection de poème et que Sadaie n’ait juste eu qu’à les copier serait envisageable aussi. On ne pourra jamais vraiment savoir et tant pis, on se contentera du résultat.

Car quel beau résultat !!!

Déjà, dans ce blog à tendance féministe, on a été ravie de trouver plein de poétesses dans cette sélection ! On est loin de la parité certes – 79 hommes contre 21 femmes – mais on parle tout de même du Japon pré-médiéval. Les poètes sélectionnés vont de la période Asuka (6-7 ie siècle) à la fin de la fabuleuse époque Heian (8-10ie siècle). Il me semble que je vous en ai déjà parlé de cette fabuleuse période historique du Japon, n’est-ce pas ?

Il y a un ordre dans cette sélection mais je vais décevoir les lecteurs amateurs de compétition : l’ordre est grosso-modo chronologique selon l’auteur. Car c’est la crème de la crème de la poésie japonaise, il serait impossible d’établir un classement voyons ! Par ailleurs les poèmes traitent de tous sujets : de l’amour, des rapports humains, des petites fleurs, des changements de saison… On ne s’en lasse pas et surtout d’aucuns diront que cela constitue donc un magnifique reflet de l’âme japonaise de l’époque.

Et ce n’est pas tout : il y a même eu des « goodies » ! A l’époque d’Edo (16ie au 19ie siècle), à partir de cette anthologie, on a inventé un jeu de cartes très amusant auquel on jouait traditionnellement aux réunions familiales du premier de l’an. On se divertissait en récitant de la poésie !!! Ca le fait, vous ne trouvez pas ?

Deux exemples de design du jeu de cartes
Deux exemples de design du jeu de cartes

En respectant la structure du tanka, chaque poème est divisé en deux parties auxquelles correspondent deux type de cartes. Une personne tient le rôle d’orateur et prend les 100 carte du premier type (sur lesquelles sont écrites la première moitié des poèmes) ; les 100 autres cartes (sur lesquelles sont écrites la deuxième moitié du poème) sont disposées devant les joueurs. L’orateur tire au hasard une carte dans son paquet et lit la première moitié du poème… le joueur qui retrouve en premier la deuxième moitié du poème récupère la carte. A la fin, celui qui a accumulé le plus de cartes remporte la partie.

Même à notre époque si pressée où l’on a la télé, internet et plus le temps pour rien du tout, ce jeu reste très populaire ! Dans ce blog pas si porté sur les traditions (mais un peu quand même), on a été ultra-content de savoir que les jeunes continuent à y jouer. Lorsque on a découvert que c’était grâce à un manga que le jeu était devenu aussi en vogue en France… « ah bon ? terrible !!! » … mais pratiqué par des gens qui ne comprennent pas un mot de japonais… ah oui d’accord.

On a été un peu déçu car à ce compte, c’est donc juste un jeu de Memory et ça n’a pas plus de rapport avec la poésie. Dans ce blog trop exigeant en règle générale mais résolument optimiste quoiqu’il arrive, on se fera à peine violence pour admettre que c’est toujours mieux qu’une disparition pure et simple du jeu.

Ah la la la ! On aura beau dire, rien ne valait l’bon vieux temps où la culture personnelle et la poésie étaient reconnues et considérées à leur belle et juste valeur… comme cette fabuleuse époque Heian ! Et d’ailleurs, je vous en ai déjà parlé de cette période de l’histoire du Japon ???

Les fines fleurs du Japon

Qu’on se le dise (et d’ailleurs je crois que je vous l’ai déjà dit, non ?)  : dans l’histoire du Japon, l’époque préférée de ce blog c’est la période médiévale Heian. Elle commence vers l’an 792 avec le déplacement de la capitale de Nara à l’emplacement actuel de Kyoto pour s’achever en 1192 avec la prise de pouvoir des seigneurs guerriers et l’établissement du Shogunat de Kamakura.

Pourquoi j’aime cette période me demanderez-vous ? C’est très simple : parce que c’est une période très féminine de l’histoire du Japon où la culture, les arts et bien sûr la calligraphie et la poésie sont à leur apogée. Par exemple, à l’époque précédente, la période Nara, la manière d’écrire de la poésie était franche, sincère voire un peu naïve. C’est à l’époque Heian qu’elle atteint une ampleur sans précédent et que les poèmes japonais se chargent de bien plus de sensibilité et de subtilité…

Signe que les femmes avaient fini par imposer leur style dans la société !

Dans ce blog qui aime bien taquiner les hommes de temps en temps, on reconnaîtra qu’il faut probablement tenir compte du contexte historique aussi. En japonais, Heian signifie paix, tranquillité ; on entre dans une période de l’histoire où il n’est plus question de conquérir le pouvoir mais plutôt d’asseoir l’autorité impériale en place. Dans ce prolongement d’idée, c’est une période de stabilisation propice à la recherche du perfectionnement et du raffinement dans tous les domaines, que ce soit pour augmenter et mieux prélever la taxe sur le riz ou pour écrire de la poésie. 

Les fleurs de prunier version 2014 sont arrivées !
Les fleurs de prunier version 2014 sont arrivées !

La poésie en vogue à l’époque Heian était le waka (和歌 « chanson à la mode japonaise »), un style de poésie où les contraintes de style ne sont pas dans les rimes mais dans le rythme.

Vous connaissez probablement le haiku, le très court poème qui est construit en 3 vers de 5 – 7 – 5 syllabes ? C’est un style de waka mais qui est apparu bien plus tard, vers le 17ie siècle.

A l’époque Heian, il y avait par exemple le tanka (短歌 « chanson courte ») constitué de trente-et-une syllabes découpées en 5 vers de 5 – 7 – 5 – 7 – 7 syllabes.  

Attention, ce n’est pas que les japonais aient été particulièrement portés sur le mysticisme des combinaisons de nombres premiers impairs mais surtout que c’est un style fait pour la langue japonaise, où l’on peut construire  facilement une phrase sur 5 ou 7 syllabes. Mission totale(5)ment im(7)possible pour la langue française par exemple(21 syllabes !!!).

Néanmoins, pour faire passer tout un message en si peu de syllabes, il faut procéder par images et le waka est un genre de poésie-photographie si vous voulez. Ainsi, il va contenir des formules « standard » qui vont faire référence à des phénomènes, des choses ou des sentiments communs que chaque japonais normalement constitué a déjà eu l’occasion de voir ou expérimenter. Par exemple, un grand classique 花の散る Hana no chiru (5) (litt. les pétales des fleurs qui tombent)… Les sakura, bien évidemment !!! Par l’intermédiaire de ces 5 petites syllabes, on replongera dans l’atmosphère d’une journée de printemps début Avril alors que les pétales des fleurs de cerisier commencent à tomber. Ensuite, on rajoute une petite touche de sentiment humain et nos 5 syllabes contiendront également le sentiment du temps qui passe vite, de la déchéance ou de l’impermanence des choses.

Je vous ai dit que les courtisans de Heian utilisaient la poésie pour mieux compléter leur tableau de chasse, n’est-ce pas ? J’avoue, ces propos sont très réducteurs car il existe bien d’autres sujets et d’occasions pour écrire un joli poème à la japonaise.

prunier
Mon interprétation calligraphique des propos ironiques de Ki no Turayuki

Comme dans ce blog, on aime aussi les hommes d’esprits de la grande époque Heian, je vais vous présenter le tanka de Ki no Tsuruyuki, un très célèbre poète du 9ie siècle.

Pour resituer le contexte, Tsurayuki est revenu dans son village natal après de longues années d’absence qu’il avait passées à la cour impériale. A un habitant qui se targuait que rien n’avait changé dans le village en l’absence du poète… Tsurayuki a déclamé le poème suivant :

人はいさ /  Hito wa i sa (5)

心もしらず / Kokoro mo shirazu (7)

ふるさとは  / Furasuto wa (5)

花ぞむかしの / Hana zo mukashi no (7)

香ににほひける  / Ka ni nihohikeru (7)

 » Quant aux cœurs des hommes, je ne saurais que dire mais le parfum des fleurs de mon village natal m’a réservé le même accueil qu’antan « 

Les pruniers du Kitanotenmangu version 2014 sentent toujours aussi bon le printemps qui s'approche !
Les pruniers du Kitanotenmangu version 2014 sentent toujours aussi bon le printemps qui s’approche !

C’était un tanka un peu ironique et Tsurayuki n’a certainement pas reçu le meilleur des accueils en arrivant dans son village natal. Probablement que sa réputation de grand poète et critique à la cour impériale avait attisé la jalousie de ces amis d’enfance… la nature du cœur humain est propice aux changements de sentiment, que voulez-vous ! Heureusement qu’il restera toujours le doux parfum des fleurs… Si vous connaissez les standards du waka ou que vous êtes déjà venu au Japon au mois de Mars, vous aurez compris évidemment qu’il s’agissait des fleurs de pruniers !