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Petits mensonges entre poètes

Qu’il ne soit pas dit que lors de ce long mois d’interruption, ce blog en aura profité pour se tourner les pouces ! Au contraire, j’ai travaillé dur du pinceau et du haikai et je suis heureuse de vous en faire partager les fruits. Pour commencer, cette semaine, je vous livre quelques impressions sur un très célèbre site poétique japonais que je suis allée collecter dans l’intervalle rien que pour vous, les lecteurs de ce blog (et parce que je cherchais une destination sympa et originale pour mes vacances, c’est un peu vrai aussi !) : l’île de Sadoga, une petite île dans la mer du Japon au large de Niigata.

Des jolies petites fleurs sur l’île de Sadoga
Des jolies petites fleurs sur l’île de Sadoga

Il faut savoir que la réputation poétique de l’île de Sadoga  ne lui était a priori pas pré-destinée : à l’époque Muromachi (14-15ième siècle), cette île était devenue une prison où l’on envoyait en exil les opposants politiques au shogunat. Ensuite, à l’époque d’Edo (17-19ième siècle), une mine d’or a été découverte et on y a envoyé des criminels condamnés aux travaux forcés.  Et puis finalement, par un beau soir du mois de Juillet, notre grand poète voyageur Basho qui remontait vers le nord en longeant la côte de la mer du Japon s’est arrêté à la hauteur du village de Izumozaki et frappé par le paysage, il a composé le haiku suivant :

sado
Une très bonne photo loupée, non ?

荒海や…  Ura umi ya / Ah, mer déchaînée !

佐渡によこたふ… Sado ni yoko tafu / S’étendant à travers l’île de Sadoga

天の川… Ama no gawa / La voie lactée.

C’est ainsi que notre génial poète brossa si simplement mais si magnifiquement l’atmosphère dramatique de l’île de Sadoga, à travers des côtes frappées par la violente houle de la mer du Japon et en contraste avec la sérénité qui se dégage du ciel baigné par la lumière de la voie lactée.

En réalité, devenir un site poétique est avant tout une question d’opportunité, qu’on se le dise ! La voie lactée, « Ama no gawa » qui se traduirait littéralement par « le fleuve céleste » (le haiku sonne d’autant plus poétique en japonais), est un mot de saison qui désigne un jour particulier du mois de Juillet (plus précisément le 7 Juillet) et il avait l’avantage certain de marquer dans le journal de voyage le moment du passage à Izumozaki. On pourrait imagine que si Bashô était arrivé un peu avant ou après par exemple et bien c’était loupé ! L’île de Sadoga serait restée à tout jamais un simple et très triste souvenir d’une période particulièrement cruelle de l’histoire du Japon. Par exemple, alors que l’on manquait de criminels et donc de bras pour faire tourner la mine, le shogun Tokugawa eut l’idée de recruter (de force) des sans-papiers ou sans-domicile-fixe… des gens a priori innocents mais qui pouvaient disparaître du jour au lendemain sans que personne ne s’en soucie.

Un cimetière à Sadogashima
Un cimetière à Sadogashima

Pour mon témoignage, je commencerai par vous le préciser : de Kyoto, Sado n’est pas la porte à côté ! Il faut déjà se rendre à Niigata (574 km au nord de Kyoto) et prendre un ferry qui met à peu près deux heures et demi pour arriver au port le plus proche de l’île. C’était un vrai voyage à la japonaise où j’ai passé plus de temps à y aller qu’à rester sur place… ce qui se rapproche au mieux des conditions de voyage de Basho finalement. De vraies vacances très pittoresques donc !

Un joli temple de Sadogashima
Le très joli jardin d’un temple de Sadogashima

Mais quelle ne fut ma surprise de constater que depuis le port de Niigata par ce grand beau ciel bleu si dégagé… absolument impossible de distinguer au loin la moindre forme rappelant les côtes de l’île de Sadoga ! Effectivement, je n’étais pas au même endroit que Basho mais quand même, là, je me suis mise à douter un peu. Enfin, au bout de 1h30 de traversée, on finit par apercevoir les côtes mais dans le même temps, la nuit tombait et quand j’ai essayé d’immortaliser avec mon appareil photo… pas assez de lumière… mes doutes se sont renforcés.  Je confirme toutefois que l’île est un endroit terrible pour regarder la voie lactée car il n’y a pas beaucoup de lumières parasites, en conséquence on distingue bien les étoiles… au dessus de sa tête ! Oui parce qu’en fait, quand on regarde à l’horizontal, un paysage au loin devant soi… les lumières de la voie lactée… oui ben non, on peut pas les voir, c’est pas possible.

Je n’aime pas casser les mythes ni jouer les rabat-joie mais quand même, je dois vous le signaler car je me suis renseignée à mon retour : le haiku n’est probablement pas du vrai vécu et vraisemblablement du trafiqué ! Le carnet de voyage de Basho rempli de ses géniallissimes haiku est une version qu’il a rédigé quelques années après le dit-voyage. Il est apparu tout d’abord dans le compte-rendu d’une réunion de poésie et si l’on en croit les commentaires, ces quelques vers auraient été inspirés à Basho suite à son passage dans la région. Ensuite, si l’on regarde ensuite le carnet de voyage (écrit en temps réel lui) de son compagnon de voyage, il est reporté qu’à leur arrivée à Izumozaki… il pleuvait assez fort.

Ouh la la le vilain tricheur !!!

Oui mais c’était plutôt de bonne guerre car l’écriture de vers en différé et arrangés à sa sauce était monnaie courante à cette époque, l’essentiel étant de trouver une bonne composition poétique avant tout !

Et pour le cas de Basho et l’île de Sado, ce fut particulièrement réussi… vous ne trouvez pas ?

Un coucher de soleil à Sadogashima
Un coucher de soleil à Sadogashima

It’s A Man’s, Man’s, Man’s World…

Ou derrière chaque grand homme, se cache une femme dit-on en français. En ce qui concerne les japonais, qu’en est-il donc ???

fleurs

Et bien, par exemple, si vous prenez le haiku très célèbre du poète Kobayashi Issa :

ともかくも/ Tomokakumo / Quoiqu’il arrive

あなたまかせの/ Anata makase no / Je m’en remets à vous

年の暮れ / Toshi no kure / Pour les années qui passent

A la première lecture, j’ai (et la plupart des japonais aussi) pensé que ces quelques vers étaient dédiés à la femme du poète ; en japonais, on utilise couramment le pronom personnel « Anata » (« vous ») pour s’adresser à son épouse. Le mot de saison « Toshi no Kure » renvoie à la fin de l’année, l’hiver, et par extension on peut dire aussi qu’il fait référence à l’hiver de l’existence humaine. Issa s’en serait remis à son épouse pour les dernières années qui lui restaient à vivre… Si vous vous intéressez un peu à la biographie de ce poète, vous constaterez que s’il a consacré la première partie de sa vie à la poésie et qu’arrivé à la cinquantaine, il a tenté à plusieurs reprises de fonder une famille… sans grand succès malheureusement et soi-dit en passant. Victor Hugo n’aurait probablement pas imaginé meilleur personnage qu’un type comme Issa s’il avait eu à écrire une version nippone des misérables ! Sa première femme ainsi que les trois enfants issus de cette union sont morts en l’intervalle d’à peine quelques années ; il a divorcé de sa deuxième femme au bout d’à peine trois mois de mariage et pour couronner le tout : il meurt peu de temps avant que sa troisième femme donne naissance à une petite fille (qui elle, survivra jusqu’à l’âge adulte normal).

Pour en revenir à la signification de ce poème, en réalité… la formule « Anata-makase » est aussi une prière traditionnelle s’adressant à la déité Amitābha. Issa étant un fervent pratiquant bouddhiste, le haïku aurait un sens très spirituel de « quoiqu’il arrive j’accepte la destinée que Amitābha m’a donné ». Effectivement, si on regarde la vie de Issa sous cet angle, cela tombe sous le sens également et les biographes du poète qui réfutent la dédicace à son épouse ont probablement raison ! Remise de cette déception (je suis trop fleur bleue, c’est vrai !), voici quelques pensées qui me sont venues suite à cette confusion.

bouddha

La première, c’est qu’elle donne un assez bon témoignage de la situation concernant la poésie japonaise. Après la fabuleuse époque moyen-âgeuse Heian où les grandes effusions de sentiments étaient monnaie courante dans les poèmes d’amour, on retrouve l’époque d’Edo (17ie au 19ie siècle) où les japonais sont tout autant créatifs dans le domaine poétique mais bien plus pudiques concernant leurs émotions. Dans les haïku (poésie apparue au milieu du 17ie siècle) des trois grands maîtres, Basho-Buson et Issa, vous ne trouverez aucune mention d’aucune sorte à l’amour… sauf pour effectivement un cas : le chagrin d’amour du pauvre Buson qui regarde tristement le ciel gris et la petite pluie froide d’automne. L’exception qui confirme la règle dira-t-on. Avec cette forme de poésie devenue « traditionnelle », on fait principalement les louanges de la nature et des changements de saison, des scènes de la vie quotidienne et… c’est tout !

Contrairement à l’époque Heian, aucune femme poète n’est passée à la postérité à l’époque Edo. Entre ces deux périodes, les guerriers samuraï ont pris les rênes du pouvoir et ont imposé au Japon une société à tendance phallocratique où les femmes ont été reléguées aux rôles secondaires de mères ou d’épouses. Il était sûrement difficile d’afficher ouvertement ses sentiments envers le sexe « faible » même dans le processus de création poétique. Enfin nous nous abstiendrons de faire la leçon aux japonais ; vous, chers compatriotes et hommes français, vous avez été miraculeusement sauvés par le siècle des lumières mais à part ça, vous n’avez guère été plus brillants dans la période d’hégémonie de l’Eglise catholique (par exemple).

Moralité : ne vous laissez pas tromper par les japonais qui proclament fièrement que les haïku reflètent à merveille l’âme japonaise ! En réalité, c’est vrai mais c’est un petit peu réducteur, les japonais sont capables de bien plus de romantisme que ça aussi, ils l’ont prouvé à l’époque Heian.  Enfin, pour en revenir au poème d’Issa, je suis fleur bleue et têtue, je persiste et je signe ! Ce possible double sens – épouse et déïté – fait toute la beauté du poème. Par ailleurs, je pense que cela n’a pas pu échapper à ce grand poète qu’était Issa et qu’il l’a peut être fait en connaissance de cause… mais techniquement, l’histoire n’en a gardé aucune trace et cela ne restera qu’un avis qui n’engage que ce blog : c’est vrai !

Souvenirs d’été

Petites fleurs d'été
Petites fleurs d’été

Ca y est : nous sommes entrés dans le cœur de l’été japonais cette semaine, c’est à dire un température avoisinant 35° dans les bons jours (le mercure peut monter jusqu’à 38°C au mois d’Août) avec une chaleur humide qui vous liquéfie sur place. A cela se rajoute le problème de la géographie particulière de Kyoto, un plateau entouré de montagne où l’air stagne et avec très peu de courant d’air. La chaleur perdure même la soirée : c’est donc l’enfer tout le temps ! Il n’y aura que l’arrivée de l’automne pour nous sauver.

Chouette programme d’été en perspective, non ?

Pour voir le bon côté des choses, nous dirons que c’est une période propice aux activités telles que la lecture, la calligraphie ou la sieste… soit des activités d’intérieur… sous réserve que l’intérieur soit équipé par de solides systèmes de climatisation ou de ventilation !

Ce blog pourrait s’en réjouir s’il n’était pas d’avis que la climatisation est une consommation d’énergie importante, que ce n’est pas très bon pour l’environnement et pour la santé non plus. On préférera donc l’utiliser le soir avec parcimonie (sinon avec la chaleur étouffante, c’est impossible de trouver le sommeil) ; le ventilateur et les bords de la rivière Kamogawa seront les seuls moyens à consommer sans modération pour affronter la chaleur du jour.

Les bords de la Kamogawa
Les bords de la Kamogawa

Pour rajouter de la conviction à ce discours jusqu’au boutisme, l’été n’est par ailleurs pas une invention de nos temps modernes : les japonais d’autrefois aussi devaient supporter la chaleur sans avoir recours aux merveilles technologiques qu’offre la fée Electricité alors pourquoi n’en serions nous pas capables aujourd’hui encore ?

Savez-vous ce que faisaient donc nos japonais de l’ancien temps pour supporter la chaleur et surtout pour trouver le sommeil alors que leur maison bien chauffée par le soleil d’un beau jour d’été était devenue une vraie fournaise dans la soirée ?

Une astuce des plus remarquables a été trouvée par les japonais de l’époque Edo (17ie – 19ie siècle ) : le soir, ils se réunissaient et se racontaient… des histoires d’horreur !!! Ils avaient remarqué que, sous le coup de la peur, la décharge d’adrénaline fait diminuer la température corporelle. Vous n’aviez pas remarqué ? Et pourtant on dit bien « sueur froide », « faire froid dans le dos », « le grand frisson »… non ?

Mis à part cela, lorsqu’on regarde la poésie et la littérature japonaise d’autrefois, il semble que les japonais se contentaient avant tout… de supporter l’enfer !!!

A l’image du pauvre Basho à l’affût de la moindre sensation de fraîcheur qui lui permettrait de se reposer enfin :

Un autre moyen pour garder les pieds au frais
Un autre moyen pour garder les pieds au frais

ひやひやと Hiyahiyato

壁にふまへ Kabe ni fuma he

昼寝かな         Hirune kana

« Les deux pieds au frais posés sur le mur, c’est peut être enfin le moment de la sieste »

Dans le journal de Dame Sei Shonagon, dont ce blog vous parlait il y a quelques semaines, on trouve ce témoignage très parlant sur l’été au temps de l’époque de Heian :

« Aux alentours du mois de Juillet, les jours où le vent est violent et le bruit de la pluie est presque assourdissant, le temps se rafraîchit au point qu’on en oublie l’éventail et c’est agréable de revêtir le tissu léger du wataire qui sent légèrement la transpiration et de goûter à nouveau au plaisir du sommeil en plein jour… « 

Ce ne sont que quelques lignes et pourtant de quoi – là, tout de suite – faire rêver ce blog, je peux vous en assurer !