Le boeuf contre la tortue (où l’on traite des neurosciences appliquées à l’écriture chinoise)

Cette semaine, dans ce blog, nous allons devenir un peu plus intelligents en apprenant (notamment) un nouveau mot : boustrophédon ! Vous savez ce que ça veut dire ?

Les nuages d'été à Kyoto (version 2014)
Y a pas que les petites fleurs dans la vie, il y a aussi les nuages d’été à Kyoto

Quand on écrit en boustrophédon, on écrit alternativement une ligne de gauche vers la droite puis une autre de la droite vers la gauche… à la manière du bœuf (bous en grec) pour le labour à qui on fait faire un demi-tour (trophedon en grec) à la fin du sillon pour attaquer le suivant dans le sens inverse.

Exemple

Alors attention, on n’inverse pas seulement le sens d’écriture d’une ligne à l’autre mais également l’écriture des caractères est inversée, comme si on regardait dans un miroir.  C’est ainsi qu’écrivaient les Grecs au tout début ! Enfin pour être exact et reprendre l’histoire par le début : tout d’abord (8ie siècle avant J.C.) ils ont récupéré l’alphabet Phénicien qui s’écrivait de la droite vers la gauche, ensuite ils se sont amusés à écrire en boustrophédon  (5ie siècle avant J.C.) et finalement, ils ont décidé de ne garder que le sens allant de la gauche vers la droite. Malheureusement, l’histoire n’explique pas les raisons de ce choix ; toujours est-il qu’en 403, le dirigeant Archinos impose à Athènes l’usage d’une version précise d’un alphabet et du seul sens gauche-droite.

Mais il n’y a pas que les Grecs, figurez-vous que les jeunes enfants (vers l’âge de 5-6 ans) aussi présentent tout naturellement cette capacité à écrire à la manière boustrophédon ou alors de se tromper en inversant certaines lettres du mot. Généralement, cette étrange « capacité d’inversion » disparaît alors qu’ils commencent à maîtriser la lecture des caractères…

Pourquoi donc ? La neuroscience (en la personne du professeur au Collège de France, Stanislas Dehaene, un très bon orateur pédagogue) vous l’explique ICI en détail.

Pour résumer, les dernières expériences d’imagerie cerveau ont permis de mettre en évidence la présence d’une aire cérébrale dédiée à la lecture. Lorsque vous apercevez une image qui contient une chaîne de caractères que vous connaissez, cette partie du cerveau est activée et renvoie vers les réseaux cérébraux du langage parlé pour faire l’association avec le sens et la prononciation du mot. Cette aire cérébrale est située au même endroit chez toutes les personnes quelque soit leur culture ou leur langue maternelle (grecque, chinoise etc.)… sous la condition que ces personnes aient appris à lire. C’est visiblement le résultat d’une adaptation de notre cerveau suite à l’invention de l’écriture, invention en somme toute très récente dans l’histoire de l’humanité. Il était en tout cas nécessaire d’avoir une interface permettant d’assurer la liaison entre une image visuelle et les réseaux cérébraux pré-existants du langage parlé.

Chez les personnes qui n’ont eu aucun apprentissage de la lecture, il s’avère que cette région s’occupe principalement de la reconnaissance visuelle des visages ou des outils (entres autres). En ce qui concerne ces fonctions, il est montré que le cerveau possède naturellement la fonction d’invariance par symétrie miroir ; c’est à dire que nous reconnaîtrons parfaitement une personne même si l’image visuelle qui arrive d’elle est inversée par symétrie miroir. C’est une fonction très pratique en réalité et je vous laisse imaginer la confusion permanente dans laquelle nous vivrions si tel n’était pas le cas (rien que pour nous reconnaître dans un miroir)… sauf que oui, en ce qui concerne la lecture, regardez un peu comme ça peut être embêtant : b d ou d b ?

Dans les faits, il s’avère qu’à un certain niveau d’apprentissage de la lecture et de l’écriture (et de développement de cette interface) le cerveau de l’enfant associe clairement un sens à la lecture des caractères.

tortue

Pour en revenir aux sujets qui concernent plus directement ce blog et comme il vous l’avait raconté il y a quelques temps, les premières traces d’écriture chinoise (1400 avant JC) ont été retrouvés sur des carapaces de tortues, il s’agissait d’une écriture « testudinidae-trophédon » (sous réserve que les dictionnaires de traduction sur internet m’aient donné la bonne traduction de tortue en grec).

Exemple2Sur cette carapace est écrit le même texte deux fois : une première fois en partant du milieu de la carapace de la droite vers la gauche (sens actuel de l’écriture) et une deuxième fois, toujours en partant du milieu de la carapace mais cette fois de la gauche vers la droite et avec des caractères miroirs.

Pour la petite précision, les Chinois écrivent du haut vers le bas et c’est l’ordre de succession des lignes qui va soit de la gauche vers la droite, soit de la droite vers la gauche.

On retrouve encore cette même tendance d’invariance par inversion. Comme il s’agit des tous premiers pas de l’écriture chinoise, on peut supposer que le pré-calligraphe de cette époque était probablement au tout premier stade de développement de son interface cérébrale de lecture et qu’il avait encore pleinement la capacité d’invariance par symétrie miroir comme nos petits enfants… Et quelques centaines d’années d’apprentissage de la lecture plus tard, on ne trouve plus qu’un seul sens de lecture aux caractères gravés sur les bronzes chinois !

 

Souvenirs d’été

Petites fleurs d'été
Petites fleurs d’été

Ca y est : nous sommes entrés dans le cœur de l’été japonais cette semaine, c’est à dire un température avoisinant 35° dans les bons jours (le mercure peut monter jusqu’à 38°C au mois d’Août) avec une chaleur humide qui vous liquéfie sur place. A cela se rajoute le problème de la géographie particulière de Kyoto, un plateau entouré de montagne où l’air stagne et avec très peu de courant d’air. La chaleur perdure même la soirée : c’est donc l’enfer tout le temps ! Il n’y aura que l’arrivée de l’automne pour nous sauver.

Chouette programme d’été en perspective, non ?

Pour voir le bon côté des choses, nous dirons que c’est une période propice aux activités telles que la lecture, la calligraphie ou la sieste… soit des activités d’intérieur… sous réserve que l’intérieur soit équipé par de solides systèmes de climatisation ou de ventilation !

Ce blog pourrait s’en réjouir s’il n’était pas d’avis que la climatisation est une consommation d’énergie importante, que ce n’est pas très bon pour l’environnement et pour la santé non plus. On préférera donc l’utiliser le soir avec parcimonie (sinon avec la chaleur étouffante, c’est impossible de trouver le sommeil) ; le ventilateur et les bords de la rivière Kamogawa seront les seuls moyens à consommer sans modération pour affronter la chaleur du jour.

Les bords de la Kamogawa
Les bords de la Kamogawa

Pour rajouter de la conviction à ce discours jusqu’au boutisme, l’été n’est par ailleurs pas une invention de nos temps modernes : les japonais d’autrefois aussi devaient supporter la chaleur sans avoir recours aux merveilles technologiques qu’offre la fée Electricité alors pourquoi n’en serions nous pas capables aujourd’hui encore ?

Savez-vous ce que faisaient donc nos japonais de l’ancien temps pour supporter la chaleur et surtout pour trouver le sommeil alors que leur maison bien chauffée par le soleil d’un beau jour d’été était devenue une vraie fournaise dans la soirée ?

Une astuce des plus remarquables a été trouvée par les japonais de l’époque Edo (17ie – 19ie siècle ) : le soir, ils se réunissaient et se racontaient… des histoires d’horreur !!! Ils avaient remarqué que, sous le coup de la peur, la décharge d’adrénaline fait diminuer la température corporelle. Vous n’aviez pas remarqué ? Et pourtant on dit bien « sueur froide », « faire froid dans le dos », « le grand frisson »… non ?

Mis à part cela, lorsqu’on regarde la poésie et la littérature japonaise d’autrefois, il semble que les japonais se contentaient avant tout… de supporter l’enfer !!!

A l’image du pauvre Basho à l’affût de la moindre sensation de fraîcheur qui lui permettrait de se reposer enfin :

Un autre moyen pour garder les pieds au frais
Un autre moyen pour garder les pieds au frais

ひやひやと Hiyahiyato

壁にふまへ Kabe ni fuma he

昼寝かな         Hirune kana

« Les deux pieds au frais posés sur le mur, c’est peut être enfin le moment de la sieste »

Dans le journal de Dame Sei Shonagon, dont ce blog vous parlait il y a quelques semaines, on trouve ce témoignage très parlant sur l’été au temps de l’époque de Heian :

« Aux alentours du mois de Juillet, les jours où le vent est violent et le bruit de la pluie est presque assourdissant, le temps se rafraîchit au point qu’on en oublie l’éventail et c’est agréable de revêtir le tissu léger du wataire qui sent légèrement la transpiration et de goûter à nouveau au plaisir du sommeil en plein jour… « 

Ce ne sont que quelques lignes et pourtant de quoi – là, tout de suite – faire rêver ce blog, je peux vous en assurer !

Calligraphie et anti-aging effect

Le journal intime de Izumi Shikibu commence par une très belle phrase où elle se lamente sur notre monde qui est bien plus éphémère et fugace qu’un simple rêve…

Izumi Shikibu
Izumi Shikibu

Pourquoi ? Car cela fait bientôt un an qu’elle pleure la mort de son amant, emporté par la maladie alors qu’il venait à peine d’avoir 26 ans. L’histoire ne s’arrête malheureusement pas là pour elle : l’homme qui va faire son apparition dans le chapitre suivant du journal et qui deviendra son nouvel amant, mourra trois ans plus tard alors que lui aussi est à la fleur de l’âge. Par ailleurs, s’il reste peu de traces ou de témoignages sur la fin de vie de notre courtisane préférée, on sait que le dernier de ses poèmes rendus publiques a été composé à l’occasion de l’enterrement de sa fille, décédée à l’âge de 28 ans.

S’il s’agissait d’une période de paix et de stabilité politique, l’époque Heian portait néanmoins son cortège d’épidémies mortelles et de catastrophes naturelles ; les gens en règle générale ne vivaient pas vieux. On dit que l’espérance de vie à cette période était d’à peine 35 ans… Cette moyenne d’âge a été probablement tirée vers le bas avec la mortalité infantile mais malgré tout, il est aujourd’hui difficile d’imaginer de telles conditions de vie, n’est-ce pas ? A cette époque, ces choses qui nous semblent si évidentes, comme fêter sa quarantaine ou mourir avant ses enfants, n’étaient pas accordées à la plupart des gens !

Mais il y avait aussi quelques exceptions à la règle.

Un extrait de la manière très caractéristique d'écrire de Fujiwara Shunzei
Un extrait de la manière très caractéristique d’écrire de Fujiwara Shunzei

Par exemple, il y a eu Fujiwara no Shunzei (1114 – 1204), une sorte de Léonard de Vinci de la calligraphie japonaise, un homme assez exceptionnel qui a révolutionné l’écriture des kana en donnant un rythme inédit à son pinceau et qui a vécu jusqu’à l’âge de… 90 ans !!! Par-delà de sa forte constitution, c’était aussi un très bon vivant à qui on a reconnu plus de vingt enfants et parmi ses nombreux fils, on compte Fujiwara no Sadaie (1162-1241), le poète-calligraphe à l’origine de l’anthologie de poésie Hyakunin-isshu… qui s’est éteint à l’âge de 79 ans. Dans les trois calligraphes qui ont reçu le titre honorifique « sanseki 三跡 » (les trois plus grand pinceaux du Japon médiéval), le premier Ono no Michikaze (894-967) est mort à 86 ans, le second et le troisième font un peu moins fort, ils restent bien au-dessus de la moyenne : Fujiwara no Sukemasa (944-998) à 54 ans et Fujiwara no Yukinari (972-1027) à 55 ans. Un autre grand classique dans son genre, Ki no Tsurayuki (872-945), dont les écrits sont devenus les standards de l’écriture kana, a vécu jusqu’à l’âge de 79 ans.

Un vieux calligraphe
Un vieux calligraphe

Et voilà où ce blog voulait en venir : de toute évidence calligraphie (et/ou poésie) japonaise et longévité font très bon ménage ! Alors assumons pleinement notre âge en nous munissant d’un bon pinceau !!!

Par petit souci d’objectivité tout de même, soulignons un fait important : dans le domaine de la calligraphie, c’est grâce au cumul des heures d’entraînement sur de longues années que l’on acquiert une maîtrise exceptionnelle du pinceau ; c’est donc d’une sorte de nécessité que découle le fait que  les grands maîtres de calligraphie sont âgés. Un calligraphe, tout talentueux qu’il soit mais qui disparaît « prématurément », aura fort peu de chance de rester dans les annales à cause d’un manque de maturité principalement.

Que la pratique de la calligraphie ait concrètement un effet bénéfique pour la santé… cela reste à prouver effectivement. Tout du moins, on sait que prendre de l’âge (sous réserve de vieillir normalement, entendons-nous bien) n’a pas d’incidence sur la maîtrise du pinceau ; vous progresserez jusqu’à vos derniers instants si vous ne lâchez pas la pratique. J’aurais aussi tendance à penser qu’il y a aussi une sorte d’effet « placebo » très efficace : un calligraphe un tant soit peu ambitieux qui veut faire carrière aura vite compris l’importance d’un entraînement régulier à mener sur plusieurs décennies et d’une certaine hygiène de vie à maintenir également… Tout est permis mais il vaut mieux éviter de boire trop d’alcool pour continuer à manier le pinceau avec dextérité ou pour ne pas oublier le texte que vous voulez écrire par exemple. Ce genre de motivation peut vraisemblablement contribuer à maintenir une personne en bonne santé pendant plusieurs décennies.

Pour reprendre l’exemple de nos seniors calligraphes de la période Heian, c’est un peu l’impression qui en ressort : c’étaient en règle général des personnes qui ont eu une activité calligraphique et poétique soutenue jusqu’à la fin de leur vie… à l’image du doyen, Fujiwara no Shunzei, mort de la malaria qu’il aurait probablement attrapée en assistant à un concours de poésie dans lequel il présidait le jury… c’étaient malheureusement les « risques du métier » à cette époque et je vous rassure tout de suite : aujourd’hui la calligraphie japonaise ne présente pas plus de risques qu’un traitement hormonal au DHEA.

Clause perdue

Pour le post de cette semaine, je vais vous parler politique même si je n’aime pas trop aborder ce genre de sujet surtout dans ce blog qui ne devrait avoir d’yeux que pour la calligraphie, la poésie et les petites fleurs.

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Sauf qu’une fois n’est pas coutume et surtout, c’est un sujet qui nous concerne tous !

Tout a commencé dimanche dernier et alors que j’étais pressée de rentrer chez moi, je suis passée devant un groupe de manifestants où une des personnes qui distribuait des tracts m’a un peu forcé la main.  « Vous le lirez plus tard » a-t-elle ajouté (mon parapluie cachait mon visage et que la personne n’avait sûrement pas remarqué que je n’étais pas japonaise). J’ai été un peu énervée d’être ainsi freinée dans mon élan et puis j’avais déjà une main qui tenait le parapluie, une autre mon sac rempli de livres… j’aurais bien évité cet encombrement supplémentaire !

Résultat des courses plutôt positif en fin de compte : ce tract m’a beaucoup intrigué et au lieu de m’en débarrasser vite fait bien dans la première poubelle venue, j’ai pris mon courage (et surtout mon dictionnaire) à deux mains pour le décoder.

La clause 9
La clause 9

C’était un tract à propos de la clause 9 de la constitution japonaise, vous la connaissez ? C’est une clause très célèbre au Japon et internationalement reconnue par les juristes pour être vraiment unique en son genre. Regardez :

CLAUSE 9.

«Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.              

(2) Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu.”      

Cette clause a été rédigée en 1947 alors que le Japon était en ruine, dévasté par les ravages de la deuxième guerre mondiale et de deux bombes atomiques et qu’il portait également la responsabilité de dizaines de millions de morts suite à sa politique sauvage d’invasion et de colonialisme menée en Asie. Les japonais de l’époque ont souhaité que de telles erreurs ne puissent plus jamais se reproduire et ils ont ainsi décidé d’entériner la renonciation de leur pays à toute forme de guerre ou de recours à la force militaire quel qu’en soit le contexte. C’était un geste pacifiste vraiment novateur, ce genre de clause ne se retrouvant dans aucune autre constitution !

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Le premier ministre japonais envoie les forces d’auto-défense japonaises pour soutenir les Etats-Unis

Malheureusement, les politiciens qui se sont succédé à la tête du gouvernement japonais depuis n’ont pas été portés par les mêmes élans pacifistes. Ils ont mené progressivement le Japon à développer et investir dans le domaine militaire en créant les forces dites « d’auto-défense ». Jusqu’à présent, ils avaient envoyé cette armée en soutien des Etats-Unis en Afghanistan ou en Irak mais sans l’autoriser à intervenir directement dans les conflits… sous la contrainte de cette clause 9, le symbole fort de la constitution japonaise qu’ils n’osaient outrepasser.

Cette année, le premier ministre japonais, porté par sa victoire aux élections législatives, a finalement ouvert la brèche. Il a décidé de réviser la constitution et d’y introduire un contournement de la clause 9 afin de pouvoir exercer librement le droit à « l’auto-défense collective» : désormais, l’armée japonaise pourra intervenir directement dans des conflits en cas d’agression… Dans les faits, la majorité des japonais est opposée à cette révision mais, comme pour la réouverture des centrales nucléaires, ce n’est pas un sujet où l’on entendra l’opinion du peuple. Il faut dire que l’histoire du Japon est remplie de régimes totalitaristes – que ce soit sous la direction d’un Empereur ou de dictateurs militaires – la démocratie n’est qu’un concept très récent et encore fragile.

Une caricature du premier ministre japonais déguisé en militaire
Une caricature du premier ministre japonais déguisé en militaire

Signalons aussi que cette manœuvre du gouvernement japonais n’aurait jamais pu avoir lieu si les Etats-Unis s’y étaient opposés. On imagine sans trop de peine que beaucoup de lobby vont se réjouir de voir les yen et la technologie japonaise prêter main forte à l’armée américaine. Une véritable aubaine  pour les américains !

Je réagis un peu tard pour vous proposer de signer la pétition défendant la clause 9 mais… dans ce blog où l’on est un peu pessimiste concernant certains traits de la nature humaine surtout chez les politiciens, on pense qu’il n’y a eu aucun recours possible à partir du moment où le résultat des élections législatives donnait raison et pouvoir au parti politique du premier ministre.

Néanmoins, au milieu de toutes ces choses pas très jolies à voir, peuvent naître de très belles initiatives également ! Une mère de famille japonaise a eu l’idée de proposer qu’on attribue le prix Nobel de la paix pour cette grande clause. Avec les nombreux soutiens obtenus via internet et les réseaux sociaux, le comité Nobel a fini par prendre en considération cette candidature et vous aussi, vous pouvez la soutenir ici.

Le prix ne pouvant être attribué à un article de loi, ce sont les citoyens japonais (qui ont maintenu la clause 9 de la constitution japonaise) qui pourraient recevoir la récompense. Les chances pour qu’ils l’emportent semblent faibles et c’est dommage car ce serait aussi une très belle manière de casser un peu les clichés en montrant que ce n’est pas seulement en terme de haute-technologie que les japonais peuvent être innovants !

Une jolie fleur bien étrange...
Une jolie fleur japonaise bien étrange mais très jolie…

La calligraphie japonaise tout en abstraction

Il me semble que je vous ai déjà dit que l’époque Heian était ma période préférée dans l’histoire du Japon, mais vous-ai-je déjà raconté pourquoi j’adore la calligraphie japonaise représentative de cette époque ? Non ?

Tant mieux car c’est le sujet de notre post d’aujourd’hui et je m’en voudrais de radoter et de vous raconter tout le temps les mêmes histoires (enfin du moins, je m’y efforce à défaut d’y arriver).

A l’époque Heian, on trouve les plus belles œuvres de calligraphie en kana, les caractères crées par les japonais (par opposition aux caractères kanji qui ont été  empruntés aux chinois).

Les premières traces d’écrit japonais datent du 5ie siècle, à cette époque-là, on utilisait exclusivement les idéogrammes chinois (un caractère = un concept). Ces caractères n’étaient pas vraiment adaptés à la transcription de la langue japonaise. Que ce soit pour les concepts abstraits ou rien qu’en ce qui concerne les formes grammaticales, transmettre un message uniquement à l’aide de concepts s’avère bien vite limité !

Pour pallier à ce problème, les japonais ont commencé par détourner l’utilisation des idéogrammes chinois c’est-à-dire qu’au lieu d’utiliser le concept du kanji pour la transcription, on utilisait sa sonorité. Le premier recueil de poème japonais, le Manyoshu (8ie siècle) était écrit de cette manière. Par exemple, le kanji du nombre quatre « 四 » se prononce « Shi », on écrivait donc « 四 » pour la

sonorité « Shi » sans qu’il n’y ait aucun rapport avec le sens quatre. Cela pouvait être un peu plus tarabiscoté par moment : le kanji « 蟻 » veut dire fourmi et en japonais, une fourmi se prononce « ARI »… Ari est un homonyme de l’existence. On écrivait donc « 蟻 » pour écrire le mot existence. C’étaient en réalité les mêmes principes que le rébus.

Un petit rébus pour voir si vous me suivez bien...
Un petit rébus pour voir si vous me suivez bien…

Petit à petit, les japonais sont passés à une simplification de l’écriture rébus en gardant la forme mono-syllabe uniquement, un caractère = une syllabe, on garde le quatre et on abandonne la fourmi. Ensuite, le processus de simplification s’est opéré également sur la forme du caractère ; au lieu d’écrire tous les traits du kanji un par un, ce qui peut s’avérer particulièrement long dans certains cas (19 traits pour la fourmi !), ils ont cherché à obtenir plus rapidement une forme, en un ou deux coups de pinceau. C’est ainsi que sont nés les kanas :

La naissance des kana  か"KA" et な"NA"
La naissance des deux kana か »KA » et  な »NA » à partir des kanji 加 et 奈

Au début de l’époque Heian, les japonais se sont mis à écrire de la poésie japonaise exclusivement avec les kana. Dans cette période de paix où l’on jouissait d’une stabilité propice au développement des arts, les calligraphes de la cour Heian ont ouvert de nombreuses voies de recherche esthétique.

Quelques exemples pour écrire "HITO", la combinaison des deux kanas ひ+と
Quelques exemples pour écrire « HITO », la combinaison des deux kanas ひ+と

La plus évidente des voies consista à s’efforcer de donner une belle forme au kana, et, dans la suite logique de cela, de chercher à les lier gracieusement les uns aux autres. Il n’y a rien de très mystérieux dans cette voie-là, n’est-ce pas ? Nous autres occidentaux, nous comprenons bien que pour écrire un beau mot, il faut aller au-delà d’un beau « m » suivi d’un beau « o » suivi d’un beau « t », il est tout aussi crucial (voire même bien plus important) de trouver le bon enchaînement et la bonne balance des trois lettres.

Une autre voie, qui vous semblera peut être un peu plus originale car très spécifique à la calligraphie japonaise, fut de rechercher l’esthétisme en travaillant la composition générale du manuscrit. Pour citer quelques « classiques » dans les calligraphies de l’époque Heian : les lignes verticales (on lit de haut en bas et de droite à gauche) ne sont jamais tout à fait droites mais légèrement incurvées vers la droite.

Ce n'est pas droit mais c'est fait exprès (pour une plus jolie composition visuelle)
Ce n’est pas droit mais c’est fait exprès pour obtenir une plus jolie composition visuelle (un écrit du 11-1éie siècle de Ki no Tsurayuki)

Ou les longueurs des lignes sont ajustées sur l’effet visuel de la composition finale, on pourra donc passer à une nouvelle ligne même si on est au milieu d’un vers !

Ou alors, on a longuement plongé son pinceau dans l’encre avant d’écrire certains passages et on fait des gros « pâtés » à certains endroits alors qu’à d’autres, il reste à peine d’encre si bien que les caractères en deviennent presque invisibles.

Des gros pâtés (A), des caractères qu'on ne voit pratiquement pas (B) ou des vers coupés en plein milieu... Et non, on ne se moque de personne, c'est fait exprès !
Des gros pâtés (A), des caractères qu’on ne voit pratiquement pas (B) ou des retours de ligne qui ne correspondent pas à l’endroit où l’on aurait du couper les vers du poème… Et non, on ne se moque de personne, c’est fait exprès (un écrit du 11-1éie siècle de Ki no Tsurayuki).

Ces choses ne sont pas le fait du hasard, de la maladresse ou de l’étourderie du calligraphe mais bien le résultat d’une exploration volontaire artistique, d’une recherche d’esthétisme. Ces pratiques étaient aussi des manières pour mieux exprimer et mettre en valeur le contenu du poème.

Quelque fois aussi, ces pratiques prenaient une tournure philosophique ! On commençait à dérouler les vers normalement au début de la page, c’est-à-dire en commençant en haut à droite vers le bas à gauche… puis en cours de route, on revenait sur ses premiers pas pour écrire la suite du poème. Les japonais d’autrefois, probablement sous l’influence du bouddhisme, avaient acquis l’idée d’un ordre cyclique temporaire sans réelle distinction entre le début et la fin.

L'ordre d'écriture est un peu bouleversé mais là encore, c'est fait exprès !
L’ordre d’écriture est un peu bouleversé, on est revenu sur nos pas pour écrire la 8ie et 9ie ligne… mais là encore, c’est fait exprès (un écrit du 11-1éie siècle de Ki no Tsurayuki)

Les japonais ne se sont pas seulement limités à copier le système d’écriture chinois, ils l’ont amélioré et ont surpassé le concept. D’aucuns disent que dans les premiers temps, les japonais qui ont été confrontés aux écrits chinois ne comprenaient rien de ce qu’ils écrivaient (pour le coup, c’était vraiment du chinois !!!) ; c’est ainsi qu’ils ont pu porter l’aspect visuel et esthétique au premier plan et donner à la calligraphie un caractère abstrait, chose que n’ont pas su faire leurs homologues chinois emprisonnés par le souci de transmettre avant tout le sens de ce qu’ils écrivaient.

C’est pourquoi aussi chacun (et vous bien sûr, très chers lecteurs) devrait être en mesure d’apprécier une belle calligraphie japonaise même sans être capable d’en déchiffrer le contenu.

Du moins en théorie…