De la couleur des cerisiers…

Voici une très très belle preuve que ce blog qui n’est pas du tout à la pointe de l’information et qu’il suit avec beaucoup de retard et surtout très grande peine les tendances actuelles. Mais détrompez-vous peut être : je suis en réalité très fière de ce parti pris… même s’il est involontaire et qu’il témoigne aussi d’un vilain défaut de ma personnalité dont je n’arrive pas à me défaire.

Il m’a fallu 10 jours pour me décider à poster mes photos 2013 de cerisiers en fleur, il faut savoir par ailleurs, qu’il y a eu un orage ce week-end dernier, deux jours de pluie en continu ! Vous imaginez le résultat sur les délicats pétales fleurs de cerisier… à part dans les caniveaux, vous n’en verrez plus beaucoup à Kyoto cette semaine. Ces photos sont bien de l’information complètement décalée, je rajouterai de plus : dans le bon sens inverse des fuseaux horaires France-Japon.

Quant à cette  pluie, ennemie mortelle des cerisiers qui n’en finit plus une fois qu’elle est partie et avec qui on a à faire pour la journée (quand on a de la chance) voir jusqu’au lendemain soir… Malheureusement, c’est un grand classique du Japon, on l’appelle la longue pluie de printemps (春雨 « Haru-same » ou « 長雨 » « Naga-me »).

C’est aussi heureusement un grand classique pour la poésie japonaise, une expression qui était du meilleur effet dans la cour impériale de la grande époque Heian ! « Naga-me », quand on l’écrit comme ça « 長雨 », ça veut dire littéralement longue pluie. Sauf que quand on l’écrit comme ça « 眺め », ça veut dire aussi contemplation (sur le sens de l’existence en particulier). Donc si on écrit « Naga-me » comme ça « ながめ » c’est à dire sans aucun caractère distinctif permettant de désigner l’un des deux sens, ça donne en résultat un état d’esprit entre le questionnement très philosophique sur le sens de la vie et la profonde déprime de voir cette interminable pluie de printemps qui n’en finit pas et qui nous gâche le plaisir printanier des fleurs de cerisier… le tout en trois syllabes s’il vous plait !

Il y a par exemple un poème d’une femme Ono-no-Komachi (小野の小町), une très grande poétesse du 9ie siècle (même si littéralement son nom signifie « Petite ville du petit champ ») :

花の色は / Hana no iro ha     移りにけりな / Utsuri ni keri na

いたづらに / Itadura

我が身世にふる/ WagamiYonifuru ながめせしまに / Nagameseshimani

Alors qu’il ne cesse de pleuvoir et qu’elle se voit plongée dans de sombres pensées sur son existence et le temps qui passe… s’il y a enfin une accalmie de cette interminable pluie de printemps, c’est pour découvrir que les pétales de cerisier ont presque tous disparus ! Traduction : 

sakura花の色は 移りにけりな / Hana no iro ha Utsuri ni keri na … La couleur des fleurs de cerisier s’affaiblit…

 いたづらに / Itadura

… En vain…

我が身世にふる / Wagami Yonifuru

… Moi qui suis, avec les jours qui passent…

ながめせしまに / Nagameseshimani

Perdue dans mes pensées ??? A contempler la longue pluie de printemps ???

Et pour terminer en beauté, une belle preuve de la merveille d’imprécision qu’est la grammaire japonaise et de la torture qu’est la traduction en français d’un poème ancien… A quoi s’applique selon vous l’adverbe « en vain » ?

S’agit-il des fleurs de cerisiers qui s’effacent si rapidement, de la longue pluie de printemps ou des pensées sur le temps qui passe… au sens de sa propre existence peut être ???

Pour ma part, je pense que tous les doutes restent permis !