It’s A Man’s, Man’s, Man’s World…

Ou derrière chaque grand homme, se cache une femme dit-on en français. En ce qui concerne les japonais, qu’en est-il donc ???

fleurs

Et bien, par exemple, si vous prenez le haiku très célèbre du poète Kobayashi Issa :

ともかくも/ Tomokakumo / Quoiqu’il arrive

あなたまかせの/ Anata makase no / Je m’en remets à vous

年の暮れ / Toshi no kure / Pour les années qui passent

A la première lecture, j’ai (et la plupart des japonais aussi) pensé que ces quelques vers étaient dédiés à la femme du poète ; en japonais, on utilise couramment le pronom personnel « Anata » (« vous ») pour s’adresser à son épouse. Le mot de saison « Toshi no Kure » renvoie à la fin de l’année, l’hiver, et par extension on peut dire aussi qu’il fait référence à l’hiver de l’existence humaine. Issa s’en serait remis à son épouse pour les dernières années qui lui restaient à vivre… Si vous vous intéressez un peu à la biographie de ce poète, vous constaterez que s’il a consacré la première partie de sa vie à la poésie et qu’arrivé à la cinquantaine, il a tenté à plusieurs reprises de fonder une famille… sans grand succès malheureusement et soi-dit en passant. Victor Hugo n’aurait probablement pas imaginé meilleur personnage qu’un type comme Issa s’il avait eu à écrire une version nippone des misérables ! Sa première femme ainsi que les trois enfants issus de cette union sont morts en l’intervalle d’à peine quelques années ; il a divorcé de sa deuxième femme au bout d’à peine trois mois de mariage et pour couronner le tout : il meurt peu de temps avant que sa troisième femme donne naissance à une petite fille (qui elle, survivra jusqu’à l’âge adulte normal).

Pour en revenir à la signification de ce poème, en réalité… la formule « Anata-makase » est aussi une prière traditionnelle s’adressant à la déité Amitābha. Issa étant un fervent pratiquant bouddhiste, le haïku aurait un sens très spirituel de « quoiqu’il arrive j’accepte la destinée que Amitābha m’a donné ». Effectivement, si on regarde la vie de Issa sous cet angle, cela tombe sous le sens également et les biographes du poète qui réfutent la dédicace à son épouse ont probablement raison ! Remise de cette déception (je suis trop fleur bleue, c’est vrai !), voici quelques pensées qui me sont venues suite à cette confusion.

bouddha

La première, c’est qu’elle donne un assez bon témoignage de la situation concernant la poésie japonaise. Après la fabuleuse époque moyen-âgeuse Heian où les grandes effusions de sentiments étaient monnaie courante dans les poèmes d’amour, on retrouve l’époque d’Edo (17ie au 19ie siècle) où les japonais sont tout autant créatifs dans le domaine poétique mais bien plus pudiques concernant leurs émotions. Dans les haïku (poésie apparue au milieu du 17ie siècle) des trois grands maîtres, Basho-Buson et Issa, vous ne trouverez aucune mention d’aucune sorte à l’amour… sauf pour effectivement un cas : le chagrin d’amour du pauvre Buson qui regarde tristement le ciel gris et la petite pluie froide d’automne. L’exception qui confirme la règle dira-t-on. Avec cette forme de poésie devenue « traditionnelle », on fait principalement les louanges de la nature et des changements de saison, des scènes de la vie quotidienne et… c’est tout !

Contrairement à l’époque Heian, aucune femme poète n’est passée à la postérité à l’époque Edo. Entre ces deux périodes, les guerriers samuraï ont pris les rênes du pouvoir et ont imposé au Japon une société à tendance phallocratique où les femmes ont été reléguées aux rôles secondaires de mères ou d’épouses. Il était sûrement difficile d’afficher ouvertement ses sentiments envers le sexe « faible » même dans le processus de création poétique. Enfin nous nous abstiendrons de faire la leçon aux japonais ; vous, chers compatriotes et hommes français, vous avez été miraculeusement sauvés par le siècle des lumières mais à part ça, vous n’avez guère été plus brillants dans la période d’hégémonie de l’Eglise catholique (par exemple).

Moralité : ne vous laissez pas tromper par les japonais qui proclament fièrement que les haïku reflètent à merveille l’âme japonaise ! En réalité, c’est vrai mais c’est un petit peu réducteur, les japonais sont capables de bien plus de romantisme que ça aussi, ils l’ont prouvé à l’époque Heian.  Enfin, pour en revenir au poème d’Issa, je suis fleur bleue et têtue, je persiste et je signe ! Ce possible double sens – épouse et déïté – fait toute la beauté du poème. Par ailleurs, je pense que cela n’a pas pu échapper à ce grand poète qu’était Issa et qu’il l’a peut être fait en connaissance de cause… mais techniquement, l’histoire n’en a gardé aucune trace et cela ne restera qu’un avis qui n’engage que ce blog : c’est vrai !

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