Le journal intime de Izumi Shikibu commence par une très belle phrase où elle se lamente sur notre monde qui est bien plus éphémère et fugace qu’un simple rêve…
Pourquoi ? Car cela fait bientôt un an qu’elle pleure la mort de son amant, emporté par la maladie alors qu’il venait à peine d’avoir 26 ans. L’histoire ne s’arrête malheureusement pas là pour elle : l’homme qui va faire son apparition dans le chapitre suivant du journal et qui deviendra son nouvel amant, mourra trois ans plus tard alors que lui aussi est à la fleur de l’âge. Par ailleurs, s’il reste peu de traces ou de témoignages sur la fin de vie de notre courtisane préférée, on sait que le dernier de ses poèmes rendus publiques a été composé à l’occasion de l’enterrement de sa fille, décédée à l’âge de 28 ans.
S’il s’agissait d’une période de paix et de stabilité politique, l’époque Heian portait néanmoins son cortège d’épidémies mortelles et de catastrophes naturelles ; les gens en règle générale ne vivaient pas vieux. On dit que l’espérance de vie à cette période était d’à peine 35 ans… Cette moyenne d’âge a été probablement tirée vers le bas avec la mortalité infantile mais malgré tout, il est aujourd’hui difficile d’imaginer de telles conditions de vie, n’est-ce pas ? A cette époque, ces choses qui nous semblent si évidentes, comme fêter sa quarantaine ou mourir avant ses enfants, n’étaient pas accordées à la plupart des gens !
Mais il y avait aussi quelques exceptions à la règle.
Par exemple, il y a eu Fujiwara no Shunzei (1114 – 1204), une sorte de Léonard de Vinci de la calligraphie japonaise, un homme assez exceptionnel qui a révolutionné l’écriture des kana en donnant un rythme inédit à son pinceau et qui a vécu jusqu’à l’âge de… 90 ans !!! Par-delà de sa forte constitution, c’était aussi un très bon vivant à qui on a reconnu plus de vingt enfants et parmi ses nombreux fils, on compte Fujiwara no Sadaie (1162-1241), le poète-calligraphe à l’origine de l’anthologie de poésie Hyakunin-isshu… qui s’est éteint à l’âge de 79 ans. Dans les trois calligraphes qui ont reçu le titre honorifique « sanseki 三跡 » (les trois plus grand pinceaux du Japon médiéval), le premier Ono no Michikaze (894-967) est mort à 86 ans, le second et le troisième font un peu moins fort, ils restent bien au-dessus de la moyenne : Fujiwara no Sukemasa (944-998) à 54 ans et Fujiwara no Yukinari (972-1027) à 55 ans. Un autre grand classique dans son genre, Ki no Tsurayuki (872-945), dont les écrits sont devenus les standards de l’écriture kana, a vécu jusqu’à l’âge de 79 ans.
Et voilà où ce blog voulait en venir : de toute évidence calligraphie (et/ou poésie) japonaise et longévité font très bon ménage ! Alors assumons pleinement notre âge en nous munissant d’un bon pinceau !!!
Par petit souci d’objectivité tout de même, soulignons un fait important : dans le domaine de la calligraphie, c’est grâce au cumul des heures d’entraînement sur de longues années que l’on acquiert une maîtrise exceptionnelle du pinceau ; c’est donc d’une sorte de nécessité que découle le fait que les grands maîtres de calligraphie sont âgés. Un calligraphe, tout talentueux qu’il soit mais qui disparaît « prématurément », aura fort peu de chance de rester dans les annales à cause d’un manque de maturité principalement.
Que la pratique de la calligraphie ait concrètement un effet bénéfique pour la santé… cela reste à prouver effectivement. Tout du moins, on sait que prendre de l’âge (sous réserve de vieillir normalement, entendons-nous bien) n’a pas d’incidence sur la maîtrise du pinceau ; vous progresserez jusqu’à vos derniers instants si vous ne lâchez pas la pratique. J’aurais aussi tendance à penser qu’il y a aussi une sorte d’effet « placebo » très efficace : un calligraphe un tant soit peu ambitieux qui veut faire carrière aura vite compris l’importance d’un entraînement régulier à mener sur plusieurs décennies et d’une certaine hygiène de vie à maintenir également… Tout est permis mais il vaut mieux éviter de boire trop d’alcool pour continuer à manier le pinceau avec dextérité ou pour ne pas oublier le texte que vous voulez écrire par exemple. Ce genre de motivation peut vraisemblablement contribuer à maintenir une personne en bonne santé pendant plusieurs décennies.
Pour reprendre l’exemple de nos seniors calligraphes de la période Heian, c’est un peu l’impression qui en ressort : c’étaient en règle général des personnes qui ont eu une activité calligraphique et poétique soutenue jusqu’à la fin de leur vie… à l’image du doyen, Fujiwara no Shunzei, mort de la malaria qu’il aurait probablement attrapée en assistant à un concours de poésie dans lequel il présidait le jury… c’étaient malheureusement les « risques du métier » à cette époque et je vous rassure tout de suite : aujourd’hui la calligraphie japonaise ne présente pas plus de risques qu’un traitement hormonal au DHEA.