Nos amis les kanji… il y a un sens à tout (part 2)

Résumé de l’épisode précédent : Les kanji officiellement reconnus « d’utilisation commune » au Japon sont au nombre de 2136. Dois-je vraiment vous préciser ce qu’il vous reste à faire maintenant ?

Dans ce blog instructif mais très rigolo et qui vous a rendu complètement japano-phage, après avoir apprivoisé nos amis les kanji, nous nous apprêtons à les dévorer !!! Et pour mieux les digérer, nous allons aussi apprendre à les écrire bien soigneusement.

Mais qui donc est passé par là ? (Honen-in, Kyoto)
Mais qui donc est passé par là ? (Honen-in, Kyoto)

Pour commencer, je me dois de vous révéler une grande vérité qui ne s’applique pas seulement à la calligraphie mais à l’ensemble de notre univers.

Il y a un sens à tout !

Chaque détail, visible ou invisible, chaque moment et chaque situation de notre réalité a un sens bien précis. Si vous ne voyez pas de sens à quelque chose, ce n’est pas parce qu’il n’y en a pas, c’est qu’il n’est pas à votre portée de votre cortex cérébral.

La preuve tout de suite.

Nos amis les kanji sont constitués d’une combinaison de traits de base. Rien de très mystérieux en soi, tout le monde le comprend facilement : un trait de base est le trajet de votre pinceau entre le point d’impact avec la feuille de papier et le point suivant où vous rompez le contact. Dans les classiques du genre, on trouve le trait de base horizontal, qui dans les règles, se trace de la gauche vers la droite.

Le kanji trois... Belle coïncidence, trois traits de base horizontaux tracés de la gauche vers la droite.
Le kanji trois… Belle coïncidence, trois traits de base tracés de la gauche vers la droite.

Alors je vous arrête tout de suite : ce n’est pas que les calligraphes soient des rabat-joies qui aiment créer des règles pour qu’il y ait des règles et qu’ils se refuseraient catégoriquement d’inverser le sens d’un tracé de temps à autre… c’est que ce sens est le plus aisé et le plus naturel à réaliser pour une personne maniant un pinceau de sa main droite.

Parce que vous pouvez faire les malins avec votre stylo bic mais quand vous passerez à un pinceau à la pointe déformable, ce sera une autre histoire !!! Par exemple, un beau tracé de base horizontal – un trait montant vers la droite – s’obtiendra plus facilement par un mouvement dans le sens d’ouverture de l’aisselle, avec le coude qui s’éloigne du flanc (d’où la condition de tenir le pinceau de la main droite).

Le kanji rivière, trois traits verticaux tracés du haut vers le bas !
Le kanji rivière, trois traits verticaux tracés du haut vers le bas !

Pour le trait vertical, le sens est tout ce qu’il y a de plus conventionnel en réalité : du haut vers le bas. Quelque soit son pays ou sa culture, c’est le sens adopté pour l’écriture… un peu comme si nos caractères étaient eux aussi soumis à la pesanteur.

Ensuite, passons aux règles déterminant l’ordre de tracé des traits de base au sein kanji… ça va vous me suivez encore ???

A l’origine, cela part d’un très bon sentiment de déterminer des règles : l’ordre ainsi défini devait faciliter la tâche afin d’écrire au mieux la composition souvent complexe d’un caractère kanji. Quelque fois c’est un peu difficile de s’y retrouver, c’est vrai… De plus, à l’instar de nos règles d’orthographe, il y a des tas exceptions aux règles, exceptions qui pourraient sembler incompréhensibles sous la bille à encre de votre stylo… mais que l’on comprendra bien mieux en utilisant un pinceau. Exemple :

Deux kanjis qui se ressemblent étrangement mais qui pourtant se tracent bien différemment ! En utilisant un pinceau, on comprend qu’avec cet ordre, les déformations de la pointe vont de pair avec le trajet « invisible » du pinceau (en rouge).

Dans le style Kaisho où l’on trace proprement et distinctement les traits de base les uns après les autres, le ministère de l’éducation japonaise a imposé des règles à la fin des années 50 afin que l’enseignement soit le même dans toutes les écoles… sachant que pour quelques uns de nos amis kanji, l’ordre japonais n’est pas forcement le même que celui appliqué en Chine ou à Taiwan !?!

En règle générale, l’ordre de tracé suit sans surprise les règles haut vers le bas et de la gauche vers la droite. Dans quelques cas de figure où il y a un trait central vertical, on commencera plutôt par le milieu.

Le kanji eau, un bon cas d'école pour enseigner le tracé d'un kanji avec un trait vertical au centre.
Le kanji eau, un bon cas d’école pour enseigner le tracé d’un kanji avec un trait vertical au centre.

Est-ce si important de respecter l’ordre de tracé me demanderez-vous ?

Pour la calligraphie avec un pinceau : oui oui oui et encore trois fois oui !

Mais ne soyons pas stupides non plus : pas vu, pas pris ! On peut ne pas respecter l’ordre de tracé si ça ne se voit dans le résultat final, bien sûr. Mais il faut bien comprendre que dans la plupart des cas, cela facilite grandement les choses de tracer le caractère en respectant les règles. Pour un kanji avec une structure comme l’eau 水, il est bien plus naturel de commencer par le centre et de continuer par les côtés comme les règles le définissent.

Cela n’empêche pas que l’on peut se tromper et rattraper le coup, on est bien d’accord ! Dans ce cas, faites bien attention : quand on a un peu d’expérience, en regardant une calligraphie, on finit par visualiser la totalité du mouvement du pinceau… c’est à dire que le cerveau devient capable de reconstruire les parties « invisibles » du trajet où le pinceau n’est pas en contact avec la feuille. Pour le kanji  水 par exemple, il y a un lien très fort entre la sortie du trait vertical et l’entrée du tracé de gauche. Si vous trichez « mal » et que vous ne raccordez pas bien les deux tracés, quelqu’un d’expérimenté ressentira que le trajet de votre pinceau est délié et qu’il s’est passé quelque chose en cours de route.

Vous comprenez le problème ??? Oui ??? Et bien félicitations !

Vous venez d’avancer à grand pas dans la magnifique voie de l’écriture… où même l’invisible finit par prendre sens.

Nos amis les kanjis… faisons les présentations (part 1)

Résumé de l’épisode précédent : L’écriture japonaise est constituée de trois types de caractères : les kanji (idéogrammes d’origine chinoise), les hiragana et les katakana (caractères propres à la langue japonaise).

Une belle journée de fin d'hiver au lac Takaragaike (Kyoto), de quoi vous faire aimer la vraie réalité aussi.
Une belle journée de fin d’hiver au lac Takaragaike (Kyoto), de quoi vous faire aimer la vraie réalité aussi.

Dans ce blog éducatif, on se pose beaucoup de questions et on se creuse la tête pour vous trouver des vraies solutions, figurez-vous ! 

La dernière en date : quitte à ce que l’humanité finisse par sombrer dans une existence 100% réalité virtuelle, faisons en sorte que ce ne soit pas seulement au profit de grandes compagnies nord-américaines…

J‘ai donc décidé de vous proposer une manière alternative de passer intelligemment du temps avec des choses qui n’existent pas vraiment, j’ai nommé : les caractères chinois, nos amis les kanji !!!

Nos amis les kanji sont de très très vieux amis : figurez-vous qu’ils ont à peu traversé près de 3 000 ans d’histoire. Alors, à votre avis, quelle est la population de nos amis les kanji ??? Le dictionnaire chinois le plus complet à ce sujet en dénombrerait 80 000 mais certains software proposeraient jusqu’à… 100 000 caractères !!!

Les chinois, ils savent y mettre les moyens quant il s’agit de fabriquer un alphabet, je suis bien d’accord avec vous !

Un très bon ami kanji à moi qui veut dire  "Ecrire"
Un très bon ami kanji à moi qui veut dire « Ecrire »

Analysons bien la situation car nos amis les kanji ne sont pas des caractères au même sens que nos amis les lettres de l’alphabet latin. Nous l’avons vu précédemment : un kanji est associé un objet ou un concept, il en faut donc un sacré nombre pour qu’un chinois moyen décrive au mieux son quotidien ou son environnement. Par exemple, s’il y a bien le kanji 山 pour une haute montagne, dans le cas d’une colline, il en faut un différent : c’est le kanji 丘. Si le kanji 魚 désigne le poisson, l’animal aquatique en général, chaque espèce de poisson se doit d’avoir également son propre caractère (le maquereau 鯖, la daurade 鯛 etc.).

S’il fallait vraiment comparer pour comparer, il faudrait plutôt rapprocher la population de kanji avec celles des mots d’une langue. Prenons un exemple qui nous sera cher : d’après l’académie française, même si on trouverait dans certains dictionnaires encyclopédiques jusqu’à 200 000 mots, le français élémentaire correspondrait à un peu plus de 3 000 mots. Et même dans ce blog qui exècre la médiocrité et vise l’excellence tout en s’amusant… c’est avec déception que vous réaliserez qu’on utilise un bien ridicule 0,5 % des mots de la langue française. Le même raisonnement s’applique à nos amis kanji : dans ces 100 000 amis kanji se trouvent un nombre important d’amis « défunts », des caractères qui ne sont plus vraiment utilisés aujourd’hui ou alors par des vieux professeurs radotant ! Les kanji officiellement reconnus « d’utilisation commune » au Japon sont au nombre de 2136. Un japonais de culture moyenne en connaîtra probablement jusqu’à 3000. 

Même s’ils sont moins nombreux qu’on aurait pu le redouter, apprivoiser nos amis kanji est un problème à part entière ! Et attention car ce n’est pas parce qu’on se lie d’amitié avec un kanji qu’on pourra compter sur lui ad vitae eternam. A son arrivée, le kanji s’installe bien confortablement dans votre cerveau et vous ne vous inquiétez pas outre mesure de son aménagement… pour découvrir au bout de quelques jours qu’il a complètement disparu ! Il faut s’occuper de lui à rythme régulier sinon votre « soi disant » ami se fait la belle dès qu’il en a l’occasion. Enfin restons dans une touche d’optimisme à la lapalissade : pour se rappeler de quelque chose, il faut déjà commencer par l’oublier !

De beaux amis kanjis tout en couleur...
De beaux amis kanjis tout en couleur…

Le petit japonais devra attendre sa quinzième année pour étudier tous ses amis kanji à l’école… neuf ans d’apprentissage, au bout desquels il pourra enfin prétendre lire sa langue maternelle !!! Dans ce blog qui aime surpasser les limites de l’extrême, j’ai relevé le défi des 2136… et je commence à en voir tout juste le bout dans les mêmes délais à peu près. Pour ceux qui aiment les raccourcis, une méthode existe pour les apprendre en quelques mois… mais c’est un faux raccourci car vous n’apprenez que l’association « caractère-sens » (山 – montagne par exemple) et cela ne vous permet pas de connaître la prononciation ou le vocabulaire associé à l’ami kanji… Dans l’hypothèse où vous arriveriez au bout de la méthode, si vous saurez reconnaître tous les caractères d’un texte en japonais, vous serez incapable en revanche de le lire ou d’en comprendre vraiment la signification. Cette méthode est intéressante dans la démarche proposée pour mémoriser le kanji mais pour le reste, la bonne vieille méthode de l’école japonaise me semble la meilleure : apprendre le kanji en même temps que ses diverses prononciations et le vocabulaire de base où on l’utilise… Avec bien sûr, la touche finale, spéciale méthode Shirubii-sho : recopier l’ami kanji de nombreuses fois (si possible en utilisant un pinceau) pour mieux le mémoriser et surtout pour apprécier sa beauté et son élégance.

Voilà, vous avez compris ce qu’il vous reste à faire maintenant. La maladie d’Alzheimer ne passera pas par vos neurones ! Arrêtez immédiatement Candy-crush, fermez votre compte Facebook et hop : RELEVEZ LE DEFI DES 2136 !!! 

Ou pas.

Une bonne vieille méthode

Résumé des épisodes précédents : bon, on a un peu perdu le fil mais c’est pas grave, on va le retrouver. En attendant, voici un épisode indépendant de l’intrigue générale !

Au Japon, il y a plein de choses qu’on n’a pas en France. Comme ses jolies fleurs par exemple.

Des jolies fleurs qu'on voit souvent au Japon et pas en France.
Des jolies fleurs qu’on voit souvent au Japon et pas en France.

Comme le fait qu’il y a aussi deux mots pour désigner la calligraphie par exemple. Alors qu’en France… et bien oui, il n’y en a qu’un.

Mais ne vous inquiétez pas !!! Grâce à ce blog éducatif qui aime aussi faire le voile sur tous les mystères de la calligraphie japonaise, vous allez comprendre le pourquoi du comment tout de suite.

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Une jolie petite calligraphie, vous ne trouvez pas ?

La première appellation, 習字 « shuji » veut dire littéralement l’apprentissage des caractères. Quel est donc l’esprit de cet apprentissage ? Laissez-moi vous ramener à cette lointaine époque où votre maîtresse vous donnait à recopier sur une ou plusieurs lignes les jolies lettres de l’alphabet qu’elle avait bien soigneusement écrit en modèle. Et si vous faisiez bien les choses soigneusement, c’était le bon point et puis au bout de 10 bons points, il y avait l’image.

Vous remplacez les lettres de l’alphabet par les caractères japonais, les récompenses bon point par les kyu, et les images par les dan… Le tour est joué, vous êtes dans une classe de shuji !

Le deuxième terme, 書道 « Shodo » (avec une majuscule svp), veut dire littéralement la voie de l’écriture. Là, laissez-moi vous dire qu’on passe au calibre supérieur… ou dans la cour des grands ! Si les adeptes du « Shodo » font parfois de la recopie, par ailleurs, ils sont tout à fait capables d’écrire leurs textes sans avoir de modèle du tout !

Ouaaaaah la classe !

Dans ce blog éducatif un peu scolaire mais résolument ambitieux, on est à fond sur la grande voie du « Shodo » ! Il faut reconnaître tout de même que la petite voie du « shuji » était une bonne entrée en matière quand on est débutant car on peut se concentrer uniquement sur l’exercice de bien recopier un caractère, étudier son tracé et comprendre sa composition. Cependant c’est une petite voie sans issue donc qu’il vaut mieux quitter assez rapidement. En effet, c’est gratifiant toutes ses récompenses mais en réalité, les bons points-kyu et les images-dan ne valent pas grand chose (et encore moins que ça dans la cour des grands).

En empruntant la grande voie « Shodo », on continue les exercices de copie mais dans une autre dimension bien plus noble. Cela s’appelle l’exercice de « Rinsho » (臨書 臨 = regarder, observer, confronter  書= écrire). Une sacré confrontation où on rigole pas, je peux vous l’assurer ! Il s’agit d’écrire les caractères de calligraphes professionnels qui ont fait référence dans l’histoire de la calligraphie. 

Rinsho made by Shirubii (copyright février 2014)
Rinsho made by Shirubii (copyright février 2014)

A ces époques anciennes, on utilisait des dizaines de milliers de caractères chinois (sans ordinateur ou smartphone avec software de transcription en japonais incorporé) et ces grands hommes qui excellaient dans l’écriture avaient une matière grise bien bien développée et ne présentaient probablement aucun risque de finir leur vieux jours par sucrer les fraises en mode Alzheimer

Au niveau tout débutant du Rinsho, on tente juste de reproduire la forme des caractères. Ensuite, quand on progresse dans la grande voie, il faut singer le style d’écriture c’est à dire reproduire l’apparence des caractères dans sa totalité, particulièrement dans le tracé et les différences d’épaisseur. Il faut donc manier le pinceau de manière à retrouver le même angle, la même pression et la même vitesse qu’eurent ces grands hommes à cette lointaine époque ! Un vaste programme qui vous prend… cette existence là et (au moins) les trois qui suivent (selon les crédits qui vous restent). 

Mais terminons sur une note un peu plus légère car dans ce blog ludique qui est à la pointe de l’éducation, on vous dira aussi que le Rinsho est l’occasion de s’adonner à un domaine des sciences humaines très amusant : la psycho-calligraphie. 

Exemples !

Le calligraphe Chosuiryô (596 – 658) écrivant les 1500 caractères d’un texte bouddhiste. Avec le complexe de belle page blanche du début, il était plutôt tendu et s’est efforcé d’écrire de jolis caractères, bien lisibles mais à l’allure un peu crispés. Après plusieurs pages d’écriture, on constate que son tracé s’est délié et a gagné en fluidité !

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Au fil de l’écriture, le tracé des caractères est devenu plus délié et l’allure des caractères bien moins crispée !

Entre le calligraphe Koteiken (1045 – 1105) qui glorifie les réunions entre amis arrosées d’alcool, et le calligraphe Ganshinkei (709-785) qui s’attriste sur le sort de son cousin mort sur le champ de bataille… Etes-vous capable de percevoir la différence dans le style d’écriture et dire lequel est de qui ???

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Attention ne vous trompez pas ! A gauche : une histoire de beuverie avec des amis. A droite : « Ah ah ah comme c’est triste » (la mort de mon regretté cousin).

Bon. S’il fallait faire une rubrique « conclusion » dans ce blog qui aime bien tirer des leçons de toutes choses, je terminerais par dire que dans notre nouvelle époque moderne où on n’arrête pas le progrès et où on pense que l’écriture à la main est juste exercice fastidieux qu’il faut mieux s’épargner ! Sauf que si l’on s’en donnait la peine, c‘était aussi un moyen d’expression à part entière.

C’est alors que je presse la touche « Publier » du post et que je ne peux m’empêcher de sentir comme un goût d’amertume à imaginer mon texte typographié s’imprimer prochainement sur votre écran.

 

Les fines fleurs du Japon

Qu’on se le dise (et d’ailleurs je crois que je vous l’ai déjà dit, non ?)  : dans l’histoire du Japon, l’époque préférée de ce blog c’est la période médiévale Heian. Elle commence vers l’an 792 avec le déplacement de la capitale de Nara à l’emplacement actuel de Kyoto pour s’achever en 1192 avec la prise de pouvoir des seigneurs guerriers et l’établissement du Shogunat de Kamakura.

Pourquoi j’aime cette période me demanderez-vous ? C’est très simple : parce que c’est une période très féminine de l’histoire du Japon où la culture, les arts et bien sûr la calligraphie et la poésie sont à leur apogée. Par exemple, à l’époque précédente, la période Nara, la manière d’écrire de la poésie était franche, sincère voire un peu naïve. C’est à l’époque Heian qu’elle atteint une ampleur sans précédent et que les poèmes japonais se chargent de bien plus de sensibilité et de subtilité…

Signe que les femmes avaient fini par imposer leur style dans la société !

Dans ce blog qui aime bien taquiner les hommes de temps en temps, on reconnaîtra qu’il faut probablement tenir compte du contexte historique aussi. En japonais, Heian signifie paix, tranquillité ; on entre dans une période de l’histoire où il n’est plus question de conquérir le pouvoir mais plutôt d’asseoir l’autorité impériale en place. Dans ce prolongement d’idée, c’est une période de stabilisation propice à la recherche du perfectionnement et du raffinement dans tous les domaines, que ce soit pour augmenter et mieux prélever la taxe sur le riz ou pour écrire de la poésie. 

Les fleurs de prunier version 2014 sont arrivées !
Les fleurs de prunier version 2014 sont arrivées !

La poésie en vogue à l’époque Heian était le waka (和歌 « chanson à la mode japonaise »), un style de poésie où les contraintes de style ne sont pas dans les rimes mais dans le rythme.

Vous connaissez probablement le haiku, le très court poème qui est construit en 3 vers de 5 – 7 – 5 syllabes ? C’est un style de waka mais qui est apparu bien plus tard, vers le 17ie siècle.

A l’époque Heian, il y avait par exemple le tanka (短歌 « chanson courte ») constitué de trente-et-une syllabes découpées en 5 vers de 5 – 7 – 5 – 7 – 7 syllabes.  

Attention, ce n’est pas que les japonais aient été particulièrement portés sur le mysticisme des combinaisons de nombres premiers impairs mais surtout que c’est un style fait pour la langue japonaise, où l’on peut construire  facilement une phrase sur 5 ou 7 syllabes. Mission totale(5)ment im(7)possible pour la langue française par exemple(21 syllabes !!!).

Néanmoins, pour faire passer tout un message en si peu de syllabes, il faut procéder par images et le waka est un genre de poésie-photographie si vous voulez. Ainsi, il va contenir des formules « standard » qui vont faire référence à des phénomènes, des choses ou des sentiments communs que chaque japonais normalement constitué a déjà eu l’occasion de voir ou expérimenter. Par exemple, un grand classique 花の散る Hana no chiru (5) (litt. les pétales des fleurs qui tombent)… Les sakura, bien évidemment !!! Par l’intermédiaire de ces 5 petites syllabes, on replongera dans l’atmosphère d’une journée de printemps début Avril alors que les pétales des fleurs de cerisier commencent à tomber. Ensuite, on rajoute une petite touche de sentiment humain et nos 5 syllabes contiendront également le sentiment du temps qui passe vite, de la déchéance ou de l’impermanence des choses.

Je vous ai dit que les courtisans de Heian utilisaient la poésie pour mieux compléter leur tableau de chasse, n’est-ce pas ? J’avoue, ces propos sont très réducteurs car il existe bien d’autres sujets et d’occasions pour écrire un joli poème à la japonaise.

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Mon interprétation calligraphique des propos ironiques de Ki no Turayuki

Comme dans ce blog, on aime aussi les hommes d’esprits de la grande époque Heian, je vais vous présenter le tanka de Ki no Tsuruyuki, un très célèbre poète du 9ie siècle.

Pour resituer le contexte, Tsurayuki est revenu dans son village natal après de longues années d’absence qu’il avait passées à la cour impériale. A un habitant qui se targuait que rien n’avait changé dans le village en l’absence du poète… Tsurayuki a déclamé le poème suivant :

人はいさ /  Hito wa i sa (5)

心もしらず / Kokoro mo shirazu (7)

ふるさとは  / Furasuto wa (5)

花ぞむかしの / Hana zo mukashi no (7)

香ににほひける  / Ka ni nihohikeru (7)

 » Quant aux cœurs des hommes, je ne saurais que dire mais le parfum des fleurs de mon village natal m’a réservé le même accueil qu’antan « 

Les pruniers du Kitanotenmangu version 2014 sentent toujours aussi bon le printemps qui s'approche !
Les pruniers du Kitanotenmangu version 2014 sentent toujours aussi bon le printemps qui s’approche !

C’était un tanka un peu ironique et Tsurayuki n’a certainement pas reçu le meilleur des accueils en arrivant dans son village natal. Probablement que sa réputation de grand poète et critique à la cour impériale avait attisé la jalousie de ces amis d’enfance… la nature du cœur humain est propice aux changements de sentiment, que voulez-vous ! Heureusement qu’il restera toujours le doux parfum des fleurs… Si vous connaissez les standards du waka ou que vous êtes déjà venu au Japon au mois de Mars, vous aurez compris évidemment qu’il s’agissait des fleurs de pruniers !